wittig, pas wittgenstein

[Dialogue entre Nathalie Quintane & rachel lamoureux]

Nathalie Quintane

Je me souviens que la première fois que j’ai travaillé sur nous, sur le pronom nous et donc forcément sur nous, les poètes, ce que j’ai d’abord retenu c’est ce schéma un peu fruste, ces deux patates délimitant le nous inclusif et le nous exclusif, que j’ai dû obscurément reprendre, refaire (au sens de tromper, falsifier), pour que le nous dit inclusif comprenne tous les poètes même les ennemis, et que le nous exclusif nous comprenne nous, les amis, à l’exclusion des autres, tous ceux qui ne comprennent pas ce qu’on fait là, dans la poésie, alors qu’on ferait mieux d’être ailleurs (mais où?). 

Depuis, les choses ont beaucoup bougé. Tout le monde et donc tous les nous, tous ces vieux nous désormais, ont été bousculés. Tout est encore en train de se faire en se défaisant, livre après livre, intervention après intervention, traduction après traduction. Certes, il n’y a toujours pas de «groupe littéraire» ni d’école, mais les groupes affinitaires se sont resserrés jusqu’à se constituer en collectifs, plus fermes, plus assurés que nous ne l’aurions jamais songé possible dans les années 90, quand nous naviguions à vue de revue en revue assez lestement, et désinvoltes. 

*

Je reçois en novembre 2022 le livre de Rachel Lamoureux, À quoi jouons-nous, édité au Quartanier. Elle a 26 ans. C’est son premier livre. Le texte, des poèmes, est précédé d’une sorte de dédicace de trois pages, la plus longue que j’aie jamais reçue. Elle est vibrante, précise, sans flatterie. Un passage me retient, le plus critique — mais c’est comme ça qu’on avance; il faut toujours écouter attentivement ce/ceux qui vous blessent. Voici ce passage : 

Ce livre-là a mis un an et demi à paraître, un an et demi, dans la vie d’une jeune vingtaine comme moi, c’est mille ans, il est plein de pathos, de lyrisme, pas assez politique dans le sens des écritures du réel et de l’actualité, mais moi je suis wittiguienne, vous aimeriez Wittig, vous devriez la lire, je doute que vous l’ayez lue, ou bien il faudrait peut-être le dire dans vos livres, la citer. 

Je me sens immédiatement mise en cause: je n’ai pas lu Wittig, je devrais ou plutôt j’aurais dû la lire.
Elle a raison. Presque. 
J’ai lu, il y a longtemps, L’Opoponax, que j’avais trouvé formidable. Aussi frais et rompant que Bessette. 
C’est tout. Enfin presque. 

Il y a une dizaine d’années (comme le temps passe), un ami, Benoît Auclerc, ancien étudiant de Jean-Marie Gleize, me donne, de Wittig, Le chantier littéraire, dont il vient de coordonner l’édition aux Presses universitaires de Lyon. Le livre est posé sur une table. Jean-Pierre Cometti est là, avec les amis des Questions Théoriques. Jean-Pierre, bien que philosophe (je plaisante!) a une place capitale dans notre petit groupe — et bien au-delà. C’est l’un des spécialistes de Wittgenstein et il a fait un travail considérable de traduction et d’édition de John Dewey en France. Bref, l’introducteur du pragmatisme étasunien, c’est lui. Rapidement, à partir des années 2000, des éléments du discours pragmatiste vont infuser puis cristalliser en particulier dans les écoles d’art et dans ce secteur limitrophe qu’est la poésie informée par l’art (et réciproquement), par ses formes plus ou moins neuves, installation ou vidéo, par exemple. Via une méthode, l’enquête, une partie de la poésie se re-politise (disons-le grossièrement comme ça) en s’intéressant aux faits divers, à la vie matérielle, aux langages ordinaires.

Or Jean-Pierre, remarquant le livre de Wittig posé sur la table, s’énerve, le balaye d’un revers: qu’est-ce qui te passe par la tête de lire ça?! 

J’accuse le coup. Après son départ, je le range dans ma bibliothèque sans plus y penser. 
Lisant la dédicace de Rachel la première fois, je fais un lapsus. Je le lui écris dans ma réponse par mail:
Au lieu de wittiguienne, j’ai d’abord lu wittgensteinienne…
Je désirais l’inclure spontanément dans mon nous, dans notre nous désormais ancien. 
Ça a coupé. Et il me faut explorer cette coupure. 

Je lis des passages des Guérillères, du Corps lesbien, et — enfin — Le chantier littéraire. 

D’abord, Wittig dit des choses poétiques (au sens fort du terme) mais en partant du roman, celui de son époque, le Nouveau roman. Drôle de décalage. Je ne peux qu’être d’accord sur certains points (pas étonnant que Rachel qui, elle, l’a lue et bien lue, m’ait renvoyée à mes manques ou mon manqué de ce côté-là): la matérialité de l’écriture, les discours comme mise au pas d’un sens strict, un sens social, le chantier littéraire comme l’espace chaotique où se fabriquent les livres, la nécessité d’un retour du politique dans la littérature… D’autres me heurtent, comme cette opposition entre le langage non-encore travaillé et le langage «essentiel» ou langage poétique, comme cette allusion à un langage premier dont le dictionnaire nous donne une idée approximative, celui où le sens n’est pas encore advenu, celui qui est de tous, ou encore la manière dont elle tombe la barrière entre signifiant et signifié, qui me rappelle immédiatement Tarkos (signifiant = signifié dans Le signe =). Je trouve cette idée de langage premier pleine de naïveté, et surtout mal informée de ce qui a eu lieu en poésie depuis le tout début du XXe siècle — le Zaoum, la URsonate, les glossolalies d’Artaud, etc. Quant à l’identité du signifiant et du signifié, ça sent trop la rancune, rancœur, de l’époque contre la psychanalyse et en particulier son signifiant-maître, Lacan. Tarkos, lecteur de Deleuze-Guattari plus que de Lacan, en est en ce point un héritier. Anticipant Tarkos, Wittig parle de «pâte» (p. 116), trente ans avant que la «pâte-mot» ne s’impose (j’ai toujours entendu Patmos dans cette pâte-là! Patmos, la grotte de l’Apocalypse! Mais j’extrapole). Je ne pense pas que dissocier le signifiant du signifié relève exclusivement de la linguistique et ne concerne en rien la littérature. Même chez Joyce. Même chez Guyotat. Wittig finit d’ailleurs par s’embrouiller un peu dans son explication, affirmant que le signifié a besoin du signifiant pour se manifester avant, deux pages plus loin (p. 119-120), d’écrire que le signifié appartient également à l’ordre matériel, mais sous une forme différente, une matière double, à la fois corpusculaire et ondulatoire, à la fois des mots, des lettres, et sous une autre forme le signifié, dont il n’est pas sûr que je puisse jamais faire apparaître la forme. À mon avis, la métaphore lumineuse valait mieux pas.

Bilan: Wittig, y a à prendre et à laisser. 
Seulement, pour Rachel et pour Antoine, faut tout prendre. 
Je recopie ici un échange récent avec Antoine par textos:

NQ. Wittig, ça m’a pas convaincue
Françoise d’Eaubonne c pas mal

Antoine Hummel. Te voilà ennemie de ton genre
En porte à faux avec ton temps
Bon courage

NQ. Je sais, je suis en débat avec une pro Wittig à mort, Rachel Lamoureux, mais vraiment je peux pas me forcer
Je sais pas, faut quand même que ça pense un minimum à un moment donné
Au moins d’Eaubonne arrive à raccorder 2 ou 3 trucs, c un début
Butler ça va, mais elle est plus (pas) à la mode, je suppose 

AH. T’as lu quoi de Wittig?

NQ. Opoponax, très bien. Début des Guérillères, pas mon truc mais bien. Le chantier littéraire, gonflant.
Sa foi en la littérature, la restauration de l’auteur: fuck. 
Et son idée de genre universel, là, ça marche pas. Désolée. 

L’échange s’arrête là. 

Ces phrases tournent en boucle : 
Te voilà ennemie de ton genre
En porte à faux avec ton temps
Bon courage

J’essaye de me justifier: mais si, je l’ai lue! 
Je ne fais plus partie de leur nous, voilà tout. Je me console en me disant que le temps passe, place aux jeunes, etc. 

Et puis je me souviens que Rachel a assez longuement répondu à mon premier mail (Rachel, c’est une bosseuse). Elle a même joint un court article qu’elle a écrit sur Le chantier littéraire. Je le lis. Il est intéressant, très. Elle y écrit l’indigeste poésie du Corps lesbien; ça raccommode notre nous. Courage! Elle explique comment Wittig, en publiant tardivement cette thèse alors qu’elle vit aux États-Unis, prend appui sur des structures protosubversives (nouveau roman, thèse créative) pour passer du conformisme absolu du tout-venant universitaire à la révolution radicale. Elle relativise la place (disproportionnée, chez Wittig) de Sarraute dans cette histoire et, en dépliant une citation, explique comment un mot accomplit le faire, perturbe l’état des choses, touche les corps, réorganise l’espace physique. Puis, dans un deuxième mail, elle avance quelques mots auxquels je ne peux que souscrire: ça n’a pas à être plausible (…) ni valable d’un point de vue phénoménologique… Elle ajoute que Le corps lesbien n’a pas le projet programmatique d’indiquer comment subvertir le genre esthétiquement…, pointant les limites de la critique butlerienne. Mais il est tellement évident, pour moi, que la meilleure Wittig est celle de la littérature — à tel point que j’en viens à me demander s’il est si nécessaire que cela que les poètes, les écrivains, s’expriment comme elle l’a fait, comme je le fais ici. Doit-on vraiment fournir notre mode d’emploi ? Seulement, le faire conjugue un nous. Un nous bien plus ferme et bien plus assuré que le nous (implicite) flottant, leste et désinvolte, des textes. Un nous tactique. Et donc forcément négociant, calculant, obligeant. Non que le nous de la «création» soit plus pur (on s’en fout), et d’ailleurs il est plus mélangé.

*

Bien sûr, ce nous si fragile que j’ai tenté de ravauder dans ce que vous venez de lire le reste (fragile). De nouveaux éléments de discours ne cessent de nous arriver (de nouveaux éléments de langage, comme disent les communicants); il nous appartient de les fouiller, de les mettre à nu, de les reprendre pour nous, pour être plus forts peut-être, surtout pour ne pas être expéditifs et couper, mais pas n’importe où. 

***

je est le reste d’un monde coupé de lui-même
comme on dit qu’il (le monde) était coupé
de ses émotions (je)

rachel lamoureux

mais il n’y a plus de communication
définitivement aux mains des marchands
mais les choses que nous voyons sont toujours moins
la communication est ce qui se meut
c’est la merde qui nous envahit pas les images
lorsque rien ne se meut c’est la pornographie

NANNI BALESTRINI, CHAOSMOGONIE

Ce que nous sommes, c’est de là que nous venons.
ALBAN LEFRANC, SI LES BOUCHES SE FERMENT

la poésie du nous, c’est quand je suis au salon du livre de montréal avec mon mutinerie et autres textes de ulrike meinhof (éditions des femmes, 1977) et que, voulant jaser avec alain farah, la popstar littéraire du québec qui fait qu’il signe non-stop des copies du livre vert (MSMD) au quartanier pendant des heures sans jamais pouvoir prendre une gorgée d’eau ou aller pisser, pendant que moi, la pop-tart-poète du livre lilas (ÀQUOI) au quartanier qui lit à sa table de dédicaces son tomates de quintane pour passer le temps, voulant jaser avec lui, bah se rafistole manu militari un stratagème.

j’avais apporté mon tomates version poche collection point de quintane, afin de le relire, parce que je prépare un mémoire de maîtrise (en europe, ils disent master, et ne nous acceptent pas au colloque international sur monique wittig: 20 ans après ahaha), un mémoire de maîtrise à la québécoise sur son livre crâne chaud (2012), qui vient juste après tomates (2010), mais qui n’a pas eu droit à l’étiquette «politique», parce qu’est politique ce qui parle explicitement de politique, n’est pas politique ce qui ne parle pas explicitement de politique. où étiez-vous, tous autant que vous êtes, pendant les luttes féministes du siècle dernier? c’est pas gagné les filles, on nous sert le même plat mascu réchauffé: un livre sur la porno pas politique, mon cul, alors j’ai soumis aux grandes instances subventionnaires du québec et du canada un projet très sérieux très propre sur la poésie la porno et la politique, en disant: vous allez me financer (s’il-vous-plaît) pour que j’explique aux milieux académique et littéraire que la poésie la littérature la porno le cul l’amour, cela.est.politique, presque autant sinon plus que l’affaire de tarnac. et miracle, en cœur et tout à trac, ils me financèrent.

alors alain (farah), que j’adore mais je pense bien qu’il a du mal avec moi (ça se comprend), me dit, posant les yeux de biais si haut qu’ils en sortirent du cadre de ses lunettes sur le bouquin d’occaz (le meinhof), posé là – de biais – sur sa table de dédicaces, dédicaçant mon tomates, à la page 66 qui pour la petite histoire le mentionne parce qu’il a aussi bossé sur quintane dans les années 10 du siècle en cours, me dit:

ah ouais, tuer des gens.

*

j’en profitai pour lui dire que quintane m’avait lue, énoncé qui le surprit je crois, mais pas autant que son énoncé concernant meinhof me surprit, et je bafouillai quelque chose comme, mais les gens meurent déjà, et je sus avant même qu’il ne dise mot que ma réponse tombait à plat, un peu comme mon livre.

alors j’en profiterai ici pour m’expliquer, moins théoriquement que conceptuellement, car revenez-en de la théorie. c’est comme le biographisme – à tant détester les caricatures, pour être dans le coup, on en vient à détester les originaux, les éléments textuels depuis lesquels s’élaborent les caricatures. je le dirai ici, et pas ailleurs: sauvons les concepts de la théorie. deleuze & guattari disaient que «[l]a libre création de concepts déterminés a besoin du goût du concept indéterminé1» ou encore «[l]es concepts doivent avoir des contours irréguliers moulés sur leur matière vivante2». la poésie sera irrégulière et sans contours, ou ne sera pas.

au fond, et ceux que j’estime le savent (jean-françois hamel, philippe charron, alexie morin): je suis un peu la caricature de quintane, mais avec un pli wittiguien, ce qui est franchement très bizarre. un pli wittiguien, c’est l’écriture depuis la rage, le sang-froid coléreux, l’impassibilité tactique qui provient du désespoir. c’est la performance un peu léchée, gluante, dans l’écriture des codes légitimants parce que non innés, la tentative humiliante et ridicule et forcée d’advenir depuis un je de campagne, un je de piaule pourrie, un je qui a évolué bêtement dans une communauté «de réception ou de marquage3» qui voudrait ne jamais nous voir la quitter comme le dit bailly dans son très bel article «”nous” ne nous entoure pas». un je qui a su s’en sortir, de la galère familiale, de la pagaille identitaire, qui s’est constitué comme élément d’instabilité, de déstabilisation, parce que le je agent de chaos est mieux que le je agent de la loi & de l’ordre, un je flic, un je figé, uni, insulaire, lisse, un je tellement lui-même qu’il ne tolère plus que le monde dans son entier ne soit pas lui, merde.

la maturité, me dit ma psy, c’est de devenir son propre parent (un je qui aurait digéré le nous de réception, avec beaucoup de peine il va sans dire), mais si le parent est un tocard, un geôlier ou un illettré, on fait quoi? l’opopo. de wittig, c’est la maturité des enfants sans la bêtise parentale (ventriloquée par la bêtise collective). c’est le lesbianisme impossible dans une société arriérée qui dicte ou empêche au nom de l’autorité (du pouvoir) les devenirs possibles inachevés/inachevables de sujets fichtrement pas nostalgiques de l’intimité perdue bataillienne, de la métaphysique, de dieu ou de l’indicible, mais juste en mal de se faire mettre autant de bâtons dans les roues, d’être à ce point intro(je)ctés (dirait marcuse traduit par wittig) par la cavalcade capitaliste qui nous empêche à nous-mêmes, nous irréguliers, conflictuels, dynamiques, nous reliés, délibérants, ajustant nos montres au «temps de la sortie […] toujours (re)commençant4» dit bailly, que j’aime parce qu’il a raison et sur papier et dans la vie, ok.

*

je lis quintane qui n’a pas lu wittig. je lui écris pour m’excuser d’être qui je suis, pour avoir écrit ce que j’ai écrit, pour m’excuser au nom de tout le monde d’être ce que nous sommes, parce que ce que nous sommes témoigne d’où nous venons, et vlan, je blesse celle à qui je veux du bien, dans ma franchise, ma maladresse, mon envie de ce nous qui a grandi en lisant ses livres, qui sont pour moi, comme je lui disais dans un de nos mails, un lieu à la fois hostile et familier, où je sens que je peux être moi-même, sans fioritures & convenances, mais où l’on attend de moi une vigilance extrême quant aux idées & aux usages; ses livres, des îlots de survivance, des dispositifs railleurs de subjectivation parsemés ici & là dans les librairies et les bibliothèques, et qui se laissent recevoir, si l’on reconnaît que les accueillir, ça voudra dire être entraîné pour de bon dans un état très complexe de vivacité, où les termes des équations dialectiques sont posés là, sans résolution, parce que toutes les résolutions restent à faire, sont toujours à recommencer. je me cite, car elle est trop humble, et moi pas, et j’aimerais qu’on la lise plus et mieux.

elle dit qu’«il faut toujours écouter attentivement ce/ceux qui vous blessent». je ne suis pas si certaine qu’il y ait un nous des poètes, un nous de elle & moi, un nous de wittig & moi, mais plutôt des miasmes d’intensités, des fréquences radio qui passent un moment et ne passent plus, qui reviennent et repartent. l’écriture poétique, ce serait moins le conflit entre lyriques et pragmatistes, moins ça car carrément autre chose: moi au confluent des monstres et des couillons et donc nulle part. nous, ce serait (je le proclame) le réseau des conflictualités, la préservation de la trace, la possibilité d’être marqué par une communauté du dehors, pas celle d’où l’on vient, plutôt celle où l’on va, qui nous accueille et nous rejette, nous encense et nous abat, nous admire et nous oublie. c’est alain qui me signe mon bouquin de quintane et qui voit meinhof en moi et donc en moi une terroriste. c’est moi qui m’engueule en séminaire avec philippe au sujet de francis ponge, de sa posture de mec blanc louangée par picasso qui dégueule l’écriture de soi, et moi qui parle encore de wittig, et philippe qui me dit, mais pas comme ça, parce qu’il est doux et poli et aimable: tu sors d’où avec tes émotions et ta monique wittig et tes savoirs situés?!? c’est quintane que je blesse avec ma dédicace de trois pages où je minore mon livre en me minorant moi parce que qu’est-ce que c’est difficile de négocier son je à travers tous les autres. c’est jean-françois qui ne sait plus comment diriger l’enfant sauvage qui ne comprend rien aux normes de présentation, aux codes de politesse, à la bienséance. jean-françois à qui j’écris à tout venant tout et rien dans des mails fleuves et des manuscrits de centaines de pages en chantier (ici le papier plein de rouge), et en minuscules qui plus est (misère):

aujourd’hui, j’ai mal du nobel.

parce qu’hier même, en séminaire, nous écoutions ponge
parler de son écriture dans un docu de l’ina. nous
écoutions le gaulliste anti-surréaliste exprimer son
exigence de clarté, son zèle à faire coïncider les mots
avec la réalité des choses, son rejet des sentiments, parce
que s’il nous arrivait de ressentir quelque chose en le
lisant, ce serait, dit-il, une erreur, du fait que «
l’homme ne dispose que d’un langage», du fait qu’on
utilise le même langage pour dire le monde et exprimer nos
sentiments.

nous l’écoutions dire sa répugnance à l’égard des poètes,
de leur expressivité.

*

je sentais monter en moi tout ce qui répugne les hommes,
les écrivains, je sentais me coller à la peau l’étiquette
machiste du récit de soi, les détracteurs de ernaux
qualifiant son écriture d’obscène, de misérabiliste.

je sentais la honte, et l’erreur de la honte.
parce que la honte qu’on nous inflige ne devrait pas
pouvoir s’installer et grandir en soi.

mais le regard désapprobateur du père
est comme le couperet de la guillotine

il nous ramène à l’état de chair

*

et toujours, quand les formalistes (les monstres, dirait
quintane) parlent, ils parlent depuis la hauteur du
privilège, depuis la fausse marge du petit nombre, n’étant
pas lus, mal distribués, et ce serait un gage de valeur, un
privilège de goût, l’indicateur de l’exigence de leur
projet. ils ont cet ascendant qui viendrait de la
conscience claire du langage, du monde, de cet effort
remarquable d’avoir su mettre à distance le sujet,
l’émotion, d’avoir su sortir de soi, sortir de sa
souffrance, car ce serait bien vil, bien bas, de ne savoir
que témoigner, pas mieux que ça, pas plus propre, plus
haut, plus grand.

*

je cherche à élaborer une politique poétique du con,
qui viserait à vaincre la conviction que ce qui est bon
pour soi est bon pour les autres, et le désavantage
d’écrire depuis une posture désavantageuse, qui m’empêche
d’écrire comme ponge, de penser vouloir écrire comme ponge,
de comprendre comment vouloir penser écrire comme ponge.

*

on a tenté de sauver ponge de sa blancheur, de sa
masculinité, en me rappelant qu’il était un petit ouvrier,
ce qui n’arrange rien. on a tenté de me rappeler que mon
regard était anachronique. alors au lieu de parler en mon
nom propre, puisque je n’ai pas d’œuvre, j’ai parlé de
wittig, du nouveau roman.

*

wittig qui depuis toujours a porté une attention à la
forme, sans doute mieux que ricardou et robbe-grillet
réunis, et pourtant, sans avoir su se défaire dans son
écriture de sa condition de femme, de lesbienne, de son
désir empêché, réprimé.

*

elle a su, malgré les prix et la renommée et les combats
dans la rue, que son privilège n’était pas la permission
d’oublier la sujétion des autres, d’oublier le petit monde
mal dit et mal vécu des émotions, des sentiments, des
petites histoires dans la grande histoire, des événements
sans nom qui n’arrivent pas à la cheville des abstractions,
dit-on.

*

quelle est cette manie
à dégueuler l’information qui nous indique que ce que l’on
vit est inacceptable

quelle est cette manie
à diaboliser le messager en lieu et place du bourreau

quelle est cette manie

*

si j’aime quelque chose chez ponge
c’est l’idée de l’écriture qui s’essaie
et qui échoue

une écriture
échouée

*

chez wittig, le j/e du corps lesbien est clivé. il est traversé par l’altérité, fendu en deux par le monde qui se dépose en lui avec violence. je émotif, coquille vide, je post-pragmatisme, je ni pathétique ni grandiloquent, je par amour, par considération affectée à l’égard d’autrui, autrui non pas comme un autre à séduire, à convaincre du dehors, mais comme une part de soi à honorer, rencontrée au détour de soi-même, par hasard.

21 décembre 2022 / montréal

  1. deleuze & guattari, qu’est-ce que la philosophie?, paris, minuit, 1991, p. 76. 
  2. ibid., p. 80.
  3. bailly, «“nous” ne nous entoure pas», vacarme, no 69, p. 172-195, 2014. 
  4. ibid., p. 191. 

[Je m’appelle encore Nathalie Quintane. Je n’ai pas changé de date de naissance. J’habite toujours au même endroit. Je suis peu nombreuse mais je suis décidée.]

[rachel lamoureux est écrivain. Son premier livre expérimental, À quoi jouons-nous, est paru au Quartanier en 2022. Elle est candidate à la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), sous la direction de Jean-François Hamel. Elle mène des recherches sur les politiques de subjectivation dans et par les textes créatifs. Elle est aussi critique littéraire à la revue Lettres québécoises et critique de cinéma à la revue 24 Images.]