Terre des limbes

par Laurance Ouellet Tremblay

Ce soir, je sais que je te trouverai derrière le bar, captif, que tu me serviras des bières tout au long de la nuit et que nous rirons avec les gens autour. Ensuite, tu me parleras doucement, m’inviteras chez toi et puis oui, ce sera oui.

 

Un mince fil rouge entoure nos deux têtes, on ne le voit pas mais on sait qu’il est là, qu’il faut en prendre soin, ne pas l’emmêler, c’est une ligne de survie, c’est la porte des limbes, cet endroit mystérieux où je te retrouve.

 

Nous rions pour récolter la clarté de la connivence, nous rusons, cherchons à trouver le mot, l’idée qui sera la plus juste. Ce n’est pas un concours, plutôt un jeu où le rebond, infini, contient et ta présence et ma furtivité.

Nous sommes un renard.

 

Dans les limbes, rien ne résiste à ta logique implacable, très singulière, rien ne résiste à ta radicalité; aucun masque, aucune excuse.

 

Tout à coup, l’architecture de ma vie m’apparaît risible, très-très fine, très-très claire, assez illusoire et je perds pieds, je me demande, si je restais ici, les autres me retrouveraient-ils?

 

Tu es fort, tu es puissant, mais ne fais montre d’aucune violence. Tu gardes cette puissance par-devers toi et cela m’enchante et cela me terrifie et j’ai l’impression d’avoir à côté de moi un animal fantastique; pas une licorne, un centaure, genre, mais relax.

 

Sortir des limbes n’a rien d’évident. Il y a ton grand corps dans l’embrasure de la porte, ton corps qui m’attend, es-tu-prête-oui-j’arrive et voilà que c’en est fini, déchiré le voile visible invisible qui nous séparait du monde. Dans ces moments tout mon corps tremble et je dois faire un effort immense pour que tu ne vois pas à quel point je suis démunie de m’en retourner seule dans le monde.

 

[Laurance Ouellet Tremblay est professeure de création littéraire à l’Université McGill depuis 2018. Elle a publié deux recueils de poésie, Était une bête (2010) et salut Loup! (2014), ainsi qu’un récit, Henri de ses décors (2018), aux éditions La Peuplade. Ses travaux de recherche s’intéressent à la part de scandale de la parole créatrice, c’est-à-dire à l’inévitable aliénation qu’elle suppose au cœur même de l’invention.]