par Benjamin Fouché
Que la fiction «Petit Chaperon Rouge» offre peu d’utilité publique depuis le retour des loups en France.
Qu’une enfance cartésienne a définitivement classé le prédateur dans la catégorie «CHOUPI» aux côtés des Pokémons et des chatons selon des critères purement visuels.
Qu’Instagram proposera bientôt un filtre «Wolf» susceptible de concurrencer «Unicorn».
Qu’on trouve pourtant dans toute ville – présente ou passée – des traces réelles configurant une enfance aux prises avec des pattes, une queue, des crocs, tramant par là une énigme, inventant un concept ou recomposant une histoire.
Qu’en décembre 1438 des loups entrent à Paris par le fleuve & «mangent un enfant de nuit en la place aux Chats» (qu’en 1439 «des loups enragés» en dévorent 14 entre Montmartre et la porte Saint-Antoine ((que place de Grève un loup démembre un enfant (1595) –, chose que Pierre de l’Estoile juge «prodigieuse» (((qu’on éventre un loup à Moissy (((((ligne D du RER: «une chopine de sang noir» & «des cheveux blonds» dans le ventre de ladite bête le 18 avril 1653.
Qu’ainsi Le Petit Chaperon opéra des boucles perpétuelles selon des récits contradictoires, des sources lacunaires voire à demi fiables.
Qu’imperméable à l’hiver, elle traversa bois, paroisses et fleuves: parole remontant du fin fond des Yvelines et de la Seine-et-Marne, ou plutôt prose charriée avec légumes primeurs choux néanmoins exempte de toute taxe aux portes de Paris.
Que derrière lesdites portes – Saint-Jacques, Saint Honoré, Saint-Martin – elle hanta, petit spectre que le vent décoiffe, tous les gamins.
Qu’ainsi marche, pas vraiment «CHOUPI» mais pour le moins infatigable, le Petit Chaperon Loup: rêverie diurne voire pragmatique, divagation orientée vers la capitale et ne sentant plus ses pattes, sachant à peine lire, oubliant ses galettes au cours du récit.
Qu’on redoutait alors sa propagation dans les faubourgs, zones peu franches livrées aux maraîchages et aux enfances louches, au bord de la faillite.
Que dans ces foyers exigus, insalubres, à demi rongés d’humidité, prospérait une prose-loup, ou plutôt des loups prosaïques: Petit Chaperon qui contamine – avec bonnets et robes de nuit – le cœur même des chambres avec enfants.
Qu’elle échappa à tout contrôle, se répandit dans la promiscuité des arrière-cours, dans les corridors embués, les vestibules exigus que surpeuplent gamins, bonniches, bateleurs, sa contagion gagnant les pâtés de maison selon une réaction en chaîne qui l’ouvrit à divers contextes civils, l’exposa à des cordons sanitaires et des réemplois policés.
Que malgré Perrault, l’Académie des sciences, l’essor de l’hygiène et des Gobelins, la frontière restait encore mince entre une forme de vie lupine et une forme d’enfance déclassée.
Que le Petit Chaperon s’est longtemps tenu sur cette frontière, circulant à l’oral avec litron, beurre ou brioche, dévorant elle-même sa grand-mère réduite à l’état de pâté par compère loup.
Qu’il y avait alors jeu trouble avec lui, goût commun pour le pâté en croûte d’aïeule et famines sauvages dont elle s’extrayait à peine, qu’à la limite férale, dalleuse, crevarde, elle échappait de peu à la bête, se dérobant in extremis sous prétexte d’aller pisser dans une proche rivière.
Qu’en écossant crachant tissant, on se racontait le rite cannibale d’une gamine, qu’on ressassait jusqu’à plus soif l’animalité de ce corps, et que ses parties basses faisaient l’objet de discours dans les communs: puits fours et autres.
Que les versions nivernaises ou du Poitou allient le Petit Chaperon à un peuple de lavandières, noyant par là le loup dans un grand élan de femmes.
Que Perrault dénature du tout au tout les démêlés lupins de la gamine, qu’il la déflore par voie métaphorique et puis la tue, qu’avec rouages et ficelles d’écrits il gomme tout schème où se croisent se décroisent se recroisent un mode d’existence animal et le nôtre.
Que nous partageons avec le Petit Chaperon Loup des catégories communes, non pas sous la forme d’idées, mais d’usages ou de pratiques vitales.
Qu’il nous reste à voir, à penser et à parler avec une tête de loup, nous défigurant, ou plutôt nous masquant dans le cours ordinaire des paroles, articulant des ruses animales face à la gentrification tout azimut des discours des places des voiries.
Qu’on répande dans tous les quartiers les grands récits des loups en fuite et des enfances qui font meute, qu’on y retrouve les mots du dehors, ceux d’une prose informe, tactique, affectant la capitale – les mots loupés non parce qu’ils manquent mais parce que nous n’en avons pas encore appris l’usage.
Qu’urine, parties basses et communs viennent du dehors, mots fondamentalement étrangers aux embellissements stratégiques – pure extension des porches humides et des trottoirs à maraudes contournant, encerclant, harcelant les «montées en gamme» qui pourrissent tout le nord de Belleville à Montreuil.
Qu’une enfance dénombre les bêtes qui la peuplent («– loup y es tu? ((élans populaires sur les dalles (((trajectoires immédiates des bruits, nouvelles occupations des corps, des sols ((((esquives lupines & dernières boucles
Qu’on trace des lignes dures et prosaïques, chemins d’épines ou d’aiguilles, qu’on en suive les pistes sur les chantiers imposés à coups de préemptions forcées, de contrats véreux – qu’on recouse ainsi des histoires, remontant leur fil blanc dans nos vies qui se transforment, se superposent à celles des loups, les chevauchent puis s’effondrent.
[Benjamin Fouché est né en 1981. A publié dans les revues Dissonances, Sitaudis, Hazard-Zone, La Vie Manifeste.]