par Jean-François Chassay
[Quelque chose se détache du port : QCDP
Matamore no 29 : M29
Pourquoi Bologne : PB]
Quand un mot aussi connoté que celui d’« œuvre » surgit au début d’un texte, on se méfie, ça va mal se passer. Utilisons-le donc pour mieux l’éviter. Alain Farah n’a pas une œuvre, il a 489 pages, en trois livres. Corneille a une œuvre. Cependant, je ne lis pas Corneille, je lis Alain Farah. Je précise, par contre, que je lis également Racine. Qu’on me comprenne bien, il ne s’agit pas d’opposer les anciens (qui seraient poussiéreux) aux contemporains (qui seraient cool, un mot presque aussi laid que le mot « œuvre »). Je ne lis ni Corneille, ni Montherlant, ni Rousseau1. J’ai essayé. Par contre, je lis Shakespeare, Joyce, Perec, je les retrouve chez Alain Farah, les devine, les invente, les vois surgir dans un joyeux palimpseste. Prenons Perec, l’homme de La disparition, 312 pages sans lettre E et une enquête policière du tonnerre. Le mot « œuvre » n’aurait pu apparaître dans La disparition, mais le néologisme « ouvr’ », absolument, en éliminant les deux « e ». Alain Farah n’a pas d’œuvre : comme beaucoup d’écrivains que je respecte au plus haut point, il ouvr(e). Dessine des sentiers, interroge des évidences, retourne au fondement du mot, aux lettres. Enquêter. Scientifiquement. Alain Farah propose des esquisses (stimulantes), des maquettes, des plans (même explicites : voir QCDP, 37 & 43). Tout s’y trouve, au lecteur de s’atteler à tisser des liens. Mais le propos s’esquive, dérive, des ombres se dessinent (« Personnages fuyants, intrigue bâclée », M29, 56). Une enquête linéaire serait un contresens, il faut qu’on se perde dans des ramifications obscures (« Je jure de brouiller toutes les pistes », M29, 69), sinon il n’existe aucun plaisir à découvrir. Alors il faut coller au narrateur et comprendre sa langue (il en maîtrise plusieurs). On peut aussi se demander si lui-même comprend ce qui se trame (« Qui tire les ficelles? » M29, 195) et si on a des raisons suffisantes de le suivre. Cela ne manque pas d’être exquis par moments, très recherché, délicat, ciselé. Les livres d’Alain Farah sont d’une compagnie agréable, pour autant que l’humour fin et la subtilité nous stimulent. Alors esquissons aussi, côté lecteur, investiguons sans oser vouloir « régler la question ». Offrons aussi des pistes, une lecture cubiste : une multiplicité d’angles de vue pour une vision englobante d’un objet esthétique très structuré. Gertrude Stein serait contente. Voici « neuf fois Alain Farah », un texte bien fragmenté, mais « la nourriture devient prémisse à la fragmentation » (QCDP, 28) et on se nourrit beaucoup dans les textes de cet écrivain.
1 Je ne dirai rien d’Alfred de Musset, par respect pour certains propos d’un narrateur d’Alain Farah (PB, 85).
1. Le Nord et le Sud
Qui cherche des émotions bien calibrées, conformes au format télévisuel, perdra vite le nord en lisant les textes d’Alain Farah. Pourtant elles ne manquent pas, les émotions, si on accepte de lire entre les lignes, entre les mots. Mais « Faire les petits oiseaux n’est pas mon travail » (QCDP, 18) affirme l’énonciateur, un fort curieux animal lui-même, sans être pour autant un vertébré tétrapode ailé (habituellement, on dit : « oiseaux »). Pas de cuicui, pas de bons sentiments, pas de phrases qui collent au corps et appellent les larmes, pas plus que de phrases qui annoncent que nous nous trouvons pieds et poings liés dans l’idéologie juste, dans la névrose à la mode. Si vous écrivez « je souffre », si vous écrivez « je suis de gauche », le lecteur soupirera et refermera le livre, il n’a pas besoin de vous pour découvrir la souffrance ou connaître le spectre de l’univers politique. On ne referme pas, par contre, un livre qui s’offre comme un labyrinthe et nous donne la chance de chercher la clé de l’énigme (il sera d’ailleurs question du sphinx dans QCDP) : où se trouve la sortie ? On ressent beaucoup d’émotions (effroi, peur, joie, anxiété, espoir) à longer les murs d’un labyrinthe en se demandant si au tournant on poussera la porte qui nous conduira au Soleil ou si plutôt on fera face au minotaure. On déteste perdre le nord, évidemment, quand on a pris l’habitude d’une syntaxe bien emballée qui rassure et assure que nous sommes bien dans notre peau (consommateur, soit jovial, tu béniras le marché). On peut pourtant s’amuser à perdre le nord. Las, celui qui jouit des histoires linéaires qui se terminent bien sera déçu ici : « Mon travail consiste à perdre par étape. » (QDCP, 34) Il n’existe pas de victoire à la fin, pas d’amour inexorable, le pouvoir ne manque pas d’agents grâce auxquels il gagne, le texte ne vise pas à ce qu’on se sente heureux à la fin du parcours, même pas à ce qu’on s’identifie. L’humour s’infiltre à chaque page, mais personne ne hurlera: « attention, ici il faut rire », nous ne sommes pas au festival de l’humour. M29 est-il le roman le plus drôle publié au Québec au cours du dernier quart de siècle ? La question mérite d’être posée, même s’il existe de la concurrence. Il y a de quoi perdre le nord, assurément (« La confusion est ma méthode », PB, 118). « Tout m’arrive », affirme en ouverture le narrateur de M29 : si tout lui arrive, il se passera beaucoup de choses diverses, ne croyez pas vous en tirer avec une histoire simple. « Pourtant, rien n’arrive » affirme le narrateur de PB (60). À qui donc se fier?
On perd le nord, mais on a le sud dans sa mire, de manière claire, « Tanger danger manger Tanger danger danger » (QCDP, 64). Il existe une ligne directrice, généalogique, qui vient du sud : « ses parents étaient du Croissant fertile » (M29, 101 ; voir l’histoire familiale à partir de la page 121 et pour plusieurs pages). N’oublions pas que la mère de Mariage « grandit dans l’Alexandrie chaude des années précédant la Révolution » (M29, 58) ; de là, elle voyait « les bateaux qui se détachent du port » (M29, 58). Ah ah, auto-intertexte, dès le deuxième livre, quelle prétention ! À moins que ce soit une manière, déjà, très vite, de marquer la filiation. Une des filiations, il y en aura d’autres (voir « L’enquête ») À partir de ce sud, les questions d’hybridité, d’altérité, les problèmes d’identité ne manqueront pas. Mais chez Alain Farah, ça ne se transforme jamais un thème, c’est un mouvement. « Vous êtes un Alain, vous parlez d’un autre Alain, mais en même temps on peut croire que vous parlez d’un autre Alain… » (M29, 25). Mais Alain n’est-il pas aussi Joseph (Mariage) ? S’agit-il d’un Alain « simple » narrateur ou nageons-nous dans l’autobiographie ? Mais dans le cas de l’autobiographie (la « vraie vie », le « c’est vraiment vrai », comme on dit au Québec), Alain Farah pourrait-il apparaître sous le nom solennel de Joseph Mariage ? « Qui me dit que mon visage n’est pas tout à fait différent, n’est pas tout à fait autre, qu’à me croiser dans la rue je réussirais à me reconnaître? » (PB, 15) Diable, on dirait un écrivain russe, rien de moins. Drôle de connexion avec l’Égypte. D’accord, Nasser achetait des armes soviétiques, mais de là à imaginer un parallèle avec Gogol, faudrait pas charrier. Les questions ne manquent donc pas, en laissent plusieurs en suspens. Mais si un roman les résolvait toutes, on préférerait aller prendre une marche, saine pour la santé, que de le lire.
Si le sud est un tel point d’ancrage de « l’ouvre farahesque », pourquoi un énonciateur affirme-t-il sa « préoccupation anti-géographique » (QCDP, 63)? On se déplace même jusque dans l’espace intergalactique (PB, 11), c’est de la géographie élargie, non? Tellement obsédé par la carte, le narrateur d’Alain Farah, qu’il confond le docteur Cameron et le Cameroun, pour ne pas laisser l’Afrique en plan (PB, 32). Et pourquoi diantre autant d’allusions à Bologne ? Pourquoi Bologne ? Et comment considérer une question sans point d’interrogation ? Il y en a qui apportent des réponses et rassurent. Il y en a qui n’ont pas de réponses. Ça ne rassure en rien.
2. L’enquête
Il ouvre beaucoup cet auteur, j’insiste. On peut commencer l’enquête par ce qu’il ouvre du côté de la littérature. Prenons M29, un livre qui parle de beaucoup de choses (on perd le nord, on va vers l’ouest, exotique ville de Los Angeles à l’horizon), mais qui s’intéresse notamment de près à la littérature. Ici, attention, attaque frontale : le roman sous-titré « mœurs de province » offre un clin d’œil explicite où Alain Farah, avec son premier roman, rend hommage au roman tout aussi premier de Flaubert (puis Emma reviendra, PB, 155 ; personne de sensé ne peut échapper à cette femme) ; le premier chapitre se décline sous la forme de questions-réponses, comme un catéchisme, personne ne me fera croire qu’il ne s’agit pas d’une allusion directe à l’avant-dernier chapitre du Ulysse de Joyce ; le deuxième chapitre s’ouvre avec la phrase suivante : « Alain G., poète béat du temps de Youri Gagarine » (M29, 15). Allusion nette à Allen Ginsberg, poète béat et beat, dont la réputation commence à enfler dans les années 1950, époque de la saga Youri Gagarine dans l’espace, et rappelons-nous que la mère de Ginsberg était d’origine russe. Dans le même chapitre, quelques pages plus loin, Arthur Rimbaud, un type particulier de fantôme, fera lui-même son apparition. Il ne faudra pas beaucoup de temps pour que le fantôme de Shakespeare, pardon, du père d’Hamlet, s’invite dans le texte (et rebelote pour James Joyce qui sera du match, dans ce roman où le tennis est ominiprésent). Peut-être certains ont-ils une « préoccupation anti-géographique » (QCDP, 63), mais ils connaissent leur géographie littéraire, qui conduit de l’Irlande à l’Angleterre, puis des États-Unis à la France, en rappelant l’existence de la Russie – ou de l’URSS, c’est selon. Dans PB, Edgar Allan Poe vient ajouter une couche d’angoisse au début de cette enquête frémissante. Et puis Shakespeare insiste: « Comme disait l’autre : que recèlent les noms? » (PB, 25) Alain Farah s’ajoute à la longue liste de ceux qui citent cette chère Juliette. Et j’en passe. Puis quand le narrateur d’un roman a son esprit contrôlé par les services secrets (PB, 31), on se demande si William Burroughs ne serait pas caché derrière un store.
Dans M29 en particulier, nous sommes dans la « grande littérature », « un travail de filature de la filiation » (26), on ne jouera pas à faire le mélange des genres, la culture pop n’a pas sa place ici. En tout cas, elle paraît timorée. Mais peut-on imaginer manière plus décapante de rappeler ce que signifie la littérature, ce qu’elle peut faire ? En montrant comment elle s’insère dans des formes neuves. Nous ne nous confrontons pas à n’importe qui ni à n’importe quoi. Oui à Alexandre le grand (Alexandrie, M29, 51), non à Alexandre Jardin, même si « d’une manière ou d’une autre, c’est toujours la végétation qui l’emporte » (QCDP, 70), y compris dans les ventes de livres. Ne végétons pas pour autant.
On peut aussi enquêter à l’interne, sur le territoire québécois et même montréalais. Il s’agit moins ici d’une influence explicite que d’un étrange (et donc stimulant) parallèle. Entre QCDP et les textes de Louis-Philippe Hébert publiés au cours des années 1970, on pourrait tracer d’intéressantes correspondances. Prenons par exemple un texte tiré de l’ouvrage Le petit catéchisme :
Près des gares, ils rêvent de l’évidence tandis que les wagons-lits tiennent au chaud dans leur ventre de fourrure les œufs de l’Heure Nouvelle – les lièvres se terrent (le train siffle) les horloges montent – tandis que mille cigognes, champs d’avoine et de bleuet que traversent les rails, se cognent contre la cage aux mots.
(Louis-Philippe Hébert, « Un héritage tel qu’envisagé par le plus sérieux d’entre W », dans Le petit catéchisme, Montréal, L’Hexagone, 1972, p. 15.)
Comparons, par exemple, avec le texte suivant tiré de QCDP :
Déjà si tôt et la salle est pleine. La disparition du verre fait de Lamartine la tante de l’événement. Après, ça interfère dans la sixième Maison, car je suis le champion du ventre transparent.
Le pilon en lecteur attentif mange du pape au dessert. Je parle du fait que je parle, c’est voir à quel point il n’y a rien à comprendre. Plus loin, la mère de Joseph va parfois à l’hippodrome.
Trois invités, deux chaises. Lire ensuite Nicolas II, fanfare ou Ànesthésie. L’ancienne école augmentée de chair à canon, graduée, publiable, construite sous un ventilateur d’époque. (QCDP,15)
Ces deux textes sont certes choisis de façon aléatoire, mais il s’agit d’abord de mettre en parallèle un esprit singulier dans la forme qui ne manque pas de similitudes : même manière plutôt parataxique d’accoler les éléments du propos, des effets de concaténation, une utilisation inattendue de certains mots d’un point de vue sémantique dans une prose qui reste par ailleurs syntaxique, une façon de détourner la logique qui pourrait rappeler le surréalisme, mais qui ne cessent, au détour des phrases, de vouloir rappeler le réel, ne serait-ce qu’en revenant au langage (« se cognent contre la cage aux mots » / « Je parle du fait que je parle »). Il y a là matière à un sujet de maîtrise. Avis aux intéressés.
Il n’y a pas enquête que pour le lecteur, il s’en déroule également dans les récits. Joseph Mariage rame beaucoup pour régler une délicate opération dans M29. N’oublions pas ce qui entoure l’assassinat de Kennedy (John, pas Robert), investigation qui n’en finit plus dans ce roman, et qui réapparaît dans Pourquoi Bologne, des soldats ayant été utilisés comme cobayes, manipulés pour assassiner le président. Ce n’est plus Alain Farah, c’est Alain Warren (surnommons-le « rapport »). Et puis Candice, la secrétaire du narrateur, enquête aussi, dans PB. Dans ce roman, finalement, tout le monde enquête. PB nous plonge encore plus profondément que M29 au cœur d’une intrigue d’espionnage où des réseaux de pouvoir plus ou moins interlopes selon les cas agissent en douce. On se demande pourquoi on lirait Ian Fleming. Pourquoi Bond (James), après PB ? Le narrateur l’explique bien, faire dos à la fenêtre de son bureau ne peut provoquer que des ennuis si un homme muni d’un fusil à haute précision s’attaque à soi (PB, 13). On n’est jamais A- trop prudent B- trop paranoïaque. « Un poète pastoral qui se convertit à l’avant-garde est-il nécessairement victime d’un complot ? » (PB, 14). N’hésitons pas à répondre oui et méfions-nous des traquenards, surtout quand ils arrivent par derrière. Il faut rappeler à notre bon souvenir la douloureuse fin de Wild Bill Hickok. La main qu’il tenait lorsqu’on lui a tiré dans le dos se nomme depuis Dead man’s hand : une paire d’as et une paire de huit. La cinquième carte demeure un mystère. En tout cas, Calamity Jane pleure encore. Je m’éloigne, mais un texte fictionnel de qualité ne nous mène-t-il pas toujours ailleurs, par définition ? Pour mieux nous ramener au cœur de soi-même, comme de bien entendu.
ENTRACTE : les éléments
3. L’air
« Marchant dans la tempête… » (PB, 38). On imagine un vent puissant, sans savoir s’il sera favorable ou défavorable. On devine souvent le vent dans les livres d’Alain Farah. De l’air, beaucoup d’air. Plutôt vicié. L’air n’est pas sain. « Ferme la porte d’où le vent commence en récitant avec justesse le nom des malaises que tu préfères […]. » (QCDP, 18) Malaises, maladies : c’est dans l’air.
4. Le feu
« …pas de fumée sans feu… » (QDCP, 60). Aucun doute là-dessus. Et le feu, souvent diabolique, conduit aux portes de l’enfer (M29, 28). On souffre souvent.
5. La terre
« Je suis sensible à mon pied qui foule le sol » (QDCP, 60). Sans doute, et sans doute parce que sous la terre, il y a les morts, et les maladies qui conduisent à la mort (voir « Anatomie »).
6. L’eau
Des quatre éléments fondamentaux, celui-ci s’avère le plus fréquent dans ce qu’ouvre Alain Farah, et il apparaît indirectement dès le titre de son premier livre : Quelque chose se détache du port. Il y a la filiation outremer, vers l’Égypte, qui en vient même à faire en sorte qu’on confond mère et mer (QCDP, 27), ce qui ne signifie pas mer et monde, même si la mère peut être un monde. L’eau noie le lecteur (à condition que ce dernier ne sache nager) dans PB, où « des créatures […] émergent de l’eau » (PB, 43). Dans une piscine, on se détend et on s’amuse. Normalement, une piscine ne devrait pas rappeler The Creature from the Black Lagoon (Jack Arnold, 1954). Des créatures qui émergent d’une piscine, ça relève de l’oxymore. D’ailleurs, le narrateur lui-même, muni d’un « casque de bain cognitif » (PB, 102-103), devient une étrange créature, « touche [s]a tête et constate que, sous la toile de nylon, [il] n’a plus de cheveux : [s]on crâne est mou par endroits, et [s]es fontanelles sont dessoudées. On progresse. » (PB, 107). Vraiment ?
7. Les sciences
« - En plus, c’est un scientifique, non ? / Bah, tu sais, nous, en lettres, on l’est tous un peu. » (PB, 153) Tous : le narrateur exagère (ça lui arrive). Nonobstant, l’écrivain tient souvent du scientifique. Chez Joseph Mariage, alias Alain Farah à moins que ce ne soit l’inverse, les références à des scientifiques ne sont pas aussi récurrentes que les références littéraires, mais ne relèvent pas pour autant de l’anecdote : Schrödinger (allusion à l’expérience de pensée dite du chat de Schrödinger ; QCDP, 31), Galilée et Kepler (M29, 78), le docteur Penfield dans PB et d’autres balisent un parcours où les chiffres, les équations, donnent une étonnante logique à des récits, des textes, qui se refusent à la transparence et à la simplicité (textes plus complexes que platement compliqués). Entre le chiffre et la lettre, le scientifique, donc. Mais le parcours littéraire est aussi traversé par des inventions plus ou moins loufoques, plus ou moins sérieuses ou tragiques, qui redoublent le texte comme hypothèses de travail, manière d’imaginer et de constituer le monde. Parfois il s’agit de penser la réalité qui nous entoure en s’appuyant sur du déjà vu ou lu – une destruction le 6 août pendant la Deuxième Guerre, allusion transparente à la bombe sur Hiroshima (M29, 51), une réflexion sur le fameux joueur d’échec turc de Poe (PB, 18-19) qui justifie de réfléchir sur le pouvoir, les réseaux et le contrôle aujourd’hui. À cela s’ajoute cependant de réelles créations, comme la patatore, « un lance-projectile longue portée […] qui permet de propulser des pommes de terre » (M29, 34), qui devient une métaphore filée et même plus (a-t-il assassiné le président Kennedy ?). Une importance donnée, un peu partout, à la pharmacopée et à ses usages (voir « Anatomie »), pour le meilleur (guérir) ou pour le pire (de terribles brainwashings). En plus, si on réfléchit peu sur l’astrophysique, il y a néanmoins des failles dans le continuum spatio-temporel, puisque dans PB on s’échappe de 1962 à 2012 et inversement, sans toujours savoir clairement à quelle époque on se situe (voir « Le nord et le sud »). Le lecteur qui aime apprendre saura également ce que signifie un scotome, altération limitée du champ visuel (PB, 148). C’est émouvant, car cela rappelle le verbe scotomiser, un des plus beaux de la langue française et trop peu utilisé. Merci, Alain Farah.
8. Anatomie
C’est à un bal que le narrateur rencontre Virginie Polanski (M29, 50) ; souhaitons de tout cœur que la jeune femme ne finisse pas comme Sharon Tate. Je passe du roman au film Le Bal des vampires à la réalité sordide de la fin des années soixante, mais Alain Farah passe lui-même du film au récit intradiégétique dans PB (Dolce Vita, The Godfather), alors pourquoi je me gênerais. Pourquoi cette allusion à un film de Polanski, qui traite de vampires ? Et de vampires de façon comique ? On interprète comme on veut, mais pour moi cette référence rappelle que chez Alain Farah le corps ne fonctionne jamais de manière « normale » (tel les vampires), qu’il est à la merci du mal (tel ceux qui croisent les vampires). Le corps se manifeste souvent de manière burlesque, comique (« Parfois les manchots peuvent compter jusqu’à dix sans même utiliser l’orteil qui, de toute manière, excède la douzaine », QCDP, 17), mais aussi bien de manière lugubre, malade et malaisée. Il pousse la filiation jusqu’au carnavalesque, jusqu’à la dévoration (« Je m’appelle Alain Farah, j’ai mangé ma mère, tout est sous contrôle », PB, 150), mais s’ancre surtout dans la maladie, un désastre où le Je devient à sa manière un autre, miné au point de ne plus savoir si son corps lui appartient encore. « Je sais le nom de ma maladie », affirme le narrateur (M29, 99), mais on constate que le corps se détache du langage : connaître le nom ne diminue ni angoisse, ni douleur : « la stratégie reste la même, éviter la névralgie, la tête tellement lourde qu’elle bascule au balcon » (QCDP, 66). Pourtant, l’écriture peut pallier au moins en partie à la maladie : « je me rends compte que mon livre traite de ma maladie » (PB, 59). Cela n’empêche pas le narrateur de se voir imposer des médicaments suspects par le docteur Cameron ; il sait de quoi il traite, mais ne contrôle pas tout pour autant. Le langage colle au corps mais ne peut se substituer à lui, car la mort est hors langage et la maladie peut conduire à une telle extrémité. « Je me regarde dans la glace, ça ne va pas, j’ai une tête de mort, et un mort, c’est suspect. » (PB, 91). La suspicion, le doute, pas surprenant que la mort soit au centre des textes. Rappelons-le : « Mon travail consiste à perdre par étape. » (QDCP, 34)
9. La grosse machine : la langue
On trouve diverses machineries, des faux turcs qui jouent aux échecs, des faux tueurs qui parlent « avec une voix bizarrement métallique » (PB, 184), mais la machine ici se love d’abord dans la langue. « Édouard est mécanicien, j’écris des livres : c’est la même chose. » (PB, 36) On ne saurait mieux dire que la mécanique du langage est au cœur de ces fictions. « Le poème est machine de sens » (QCDP, 22) où « les mots de passe » sont disponibles. Encore le secret, l’enquête, des réseaux à découvrir. « Qui ne se fout pas que la ruse et l’artifice soient connus de tous, si l’effet est irrésistible ? » (PB, 56) Dans ce passage, la question porte sur le maquillage féminin, mais n’est-ce pas tout autant de langage qu’il pourrait s’agir ?
« Mes histoires, aussi bien le confesser d’entrée de jeu, je les mets en pièces, sans autre nécessité que celle de traduire l’expérience télescopée de mes époques. » (PB, 15) Détruire les histoires dans ce cas consiste à nous plonger dans le maelstrom du réel, loin des petits pas des récits bien léchés. Détruire les histoires signifie aussi se méfier de la novlangue.
Alain Farah a du respect pour les mots, il ne les censure pas, dans ses textes existent des nains (PB, 53 bas et ailleurs), des « individus de race noire », il y a même des aveugles, une minorité qui n’existe plus depuis que l’Occident a inventé les non-voyant. La langue n’a pas de limite, on en joue et on la déjoue plutôt que de s’en cacher.
L’écrivain n’a pas pour rôle de faire du bien, n’a pas pour rôle d’offrir une thérapie, ni de nous pousser à nous aimer, à vénérer notre enfant intérieur ou à nous aider à nous sentir bien dans notre communauté ou dans notre minorité. Il joue quel rôle, alors ? Tous les autres. Et d’abord, celui de nous rappeler de ne pas capituler devant les bons sentiments qui en cachent toujours de très, très laids. « En attendant, il faut dire non, je dis non, il n’y a rien d’autre à faire que de dire Non. » (PB, 207). Majuscule royale.
« Il ne sait plus qui il est » (M29, 115), mais « l’enquête progresse. » (PB, 66) N’attendez pas de conclusion.