par David Bélanger
Ce que d’autres appellent malaise,
je le nomme concombre.
Alain Farah
La pomme de terre
Les mots d’Alain Farah sont pleins de germes, car je ne peux penser ses textes qu’avec des pommes de terre. Par germes, il faut évidemment entendre des ramifications possibles, la survie par le tubercule d’un sens menacé dans son autarcie : « À moins que je mange du vent, le poème est machine de sens » (22), lit-on dans Quelque chose se détache du port (QCDP). Ainsi, on regarde les phrases d’Alain Farah se syncoper et on comprend – comprend-on ? – que ses mots ne prétendent rien, ils tâchent simplement de résister dans un certain ordre ; le poème, dit-il, « s’assoit sur des mots comme épave, clef ou sphinx » (22), sauf que le poème ne doit pas couver ces mots pour qu’éclose autre chose ; cette poésie résiste aux secrets et aux énigmes : « Rien n’est kabbalistique, sauf l’anti-légume. » (26) La pomme de terre en soi, avec rien derrière. Alain Farah précise, soufflant sur le cryptage et le métaphorique : « Les clefs symbolisent les clefs » (41) Plus encore : « Mes clefs concrètent. » (41). Dans Matamore no 29 (M29), Joseph Mariage est armé d’un lance-patate. Le tubercule, pleine concrétude, conquiert le sens.
Le blé d’Inde
À la radio publique, Alain Farah parlait du maïs. De sa surprise, de son vertige, car le maïs est une céréale. J’ai partagé un temps cette émotion : en effet, c’est une céréale, je le sais, mais je le mange comme un légume. Alain Farah alors tramait une révélation, une petite transcendance qui dépassait le mot maïs : « Le mot est augmenté. Recouvert, il supporte la constellation de ses liens. Il se charge, il est versatile. Même dans le détachement, il infiltre, parle, dirige. » (41) Le maïs est une céréale mangée comme un légume. L’écriture de Farah est parfois du roman qu’on mange comme de la poésie. On comprend là le fantasme d’un langage qui tromperait nos usages. Du concret de la pomme de terre, la philosophie d’Alain Farah grimpe jusqu’au faîte de l’épi : le concret n’est jamais aussi concret qu’on le croit. Dans sa thèse de doctorat, il confiait à son lecteur :
En traversant cette thèse, on voit s’articuler, grâce à un regard critique sur les livres de Cadiot et de Quintane, mon propre rapport à la littérature, rapport qui prend forme autour de ces trois questions : comment inventer des formes ? Comment résister au pouvoir ? Comment traduire l’expérience de l’époque ? (16-17)
Inventer, résister, traduire constituent les préceptes impossibles à suivre que suit néanmoins Alain Farah. Penser un langage qui résiste au pouvoir et à la fameuse hégémonie, ce n’est pas inventer des formes ni surtout traduire les expériences, comme la traduction ne saurait s’adjoindre à l’invention – cette équation qui ne fonctionne pas se met soudainement à fonctionner quand on parle du blé d’Inde. Le blé d’Inde selon le pouvoir qui nomme les choses est céréale, selon l’expérience qu’on en a, est légume : la forme qu’invente Alain Farah dans toute son œuvre avance sur cette inadéquation entre les expériences et la norme, entre les équations qui ne signifient plus et l’expérimentation qui les rachète. « Ça me rappellera les conifères et soudain l’équation fera manifestement sens : d’une manière ou d’une autre, c’est toujours la végétation qui l’emporte » (70), lit-on à la fin de QCDP. Dans M29, tout le texte tourne autour du maïs : ceci est ce qu’il est, mais il n’est pas ce que l’on croit qu’il est. « Un exemple simple : la sole » (132) Entre la plie qu’on mange en tant que sole au Québec et la sole qu’on mange en sol français, il y a un océan. C’est ce qu’explique avec attention le narrateur de M29, mais son interlocuteur n’écoute qu’à peine, le relançant pourtant : « comment crois-tu qu’on puisse penser le renouvellement des formes après les avant-gardes ? » (136) Cette indécision entre les choses, d’Alain à Québécois, à Buisson, à roman qui annonce imparfaitement le genre du livre, M29 l’ergote, invente une forme entre la forme du pouvoir et le réel de l’expérience. « Mais vous vous considérez quand même comme un écrivain expérimental ? » (154) Le narrateur corrige : « Comme un fabricant d’expérience, plutôt. » (154) Le maïs est une céréale est un légume, voilà une expérience complète – dans M29, au moment de commander la sole, il ne reste que du lieu noir. « Vous pourrez dire que rien n’aura eu lieu que le lieu. » (180) Derrida nous enseigne que les choses sont ce qu’elles sont ; Farah ajoute : mais elles ne sont pas ce que l’on croit.
Le baloney
« Je ne dis pas que ce sont tous les animaux qui complotent en vue d’empoisonner ma nourriture, de m’aveugler par délégation ou encore de modifier le visage de mes proches » (56) avance Alain Farah dans QCDP, mais ne le disant pas, il nous propose un certain problème, le problème de la viande. Le Alain au poulet dans un supermarché californien dans M29 nous parle du Alain au bréchet de canard à la fin du roman, il nous enseigne de même une digestion difficile et dangereuse, une admission à « l’hôpital pour troubles digestifs » jusqu’à une chirurgie dont l’issue est incertaine, aux derniers mots du livre : « Opération plus difficile que prévu. Sommes parvenus à détruire les parois du fortin. La résistance a été féroce. Encore deux jours avant d’arriver à Bologne. Attendons instructions pour la suite. » (184) Même si « l’avenir du légume s’est complexifié », que « d’une digestion à l’autre, nous avons élaboré un théorème nerveux » (QCDP, 19), il reste cette impression que le végétal protège de l’animal. M29, confie-t-il dans un texte de 2013, lui est venu comme idée de titre à la rencontre de l’adresse d’un restaurant au Mexique, Matamoros no 29. « Je me suis demandé tout le reste du voyage si c’était le mot pour parler des toreros ». Non, ce n’est pas ça : mais jusqu’à ce que je lise le texte de 2013 d’Alain Farah, je me disais que c’était ça : un livre qui tentait d’embêter l’animal tout en le dressant. Le baloney est venu plus tard. Dans ce même texte de 2013, Farah expliquait « avoir saupoudré un peu partout des références à la ville de Bologne » dans M29. La charcuterie modeste donnait au texte un mystère : « Ce que j’ai trouvé bizarre, par contre, c’est que personne, pendant l’année qui a suivi la parution de Matamore, ne m’a demandé “Pourquoi Bologne ?” » Bologne est une affaire de sémiologue, d’Umberto Eco qui survient dans le dernier roman de Farah pour décoder du déjà-décodé, pour dérider la trame, dirait-on. C’est par Eco que nous apprenons que Farah signifie Mariage, que ce mot même traduit une expérience du réel décalée. Ce roman constitue une résistance impossible au pouvoir : pour résister au pouvoir complètement, il faut prendre sa place. À la fin de Pourquoi Bologne, Alain Farah ne sait vaincre qu’en perdant. Ce mariage de raison avec le pouvoir nous enseigne beaucoup. Inventer, résister, traduire : le bologne fait tout cela à la fois, en même temps, et inversement. La concrétude de la patate, l’ambiguïté du maïs, le bologne versatile. Le langage, chez Farah, est le langage. Mais le langage n’est pas ce que nous croyons.