PØST- : Votre mémoire de maîtrise s’intitulait Travail politique du poète. L’engagement dans la poésie française contemporaine, votre thèse de doctorat avait pour sous-titre Invention littéraire et résistance politique dans les œuvres d’Olivier Cadiot et de Nathalie Quintane, vous êtes présentement cochercheur sur un projet intitulé Éléments pour une contre-histoire des politiques de la littérature depuis 1968 avec Jean-François Hamel. Il apparaît donc que votre travail critique s’intéresse principalement aux notions d’engagement, de résistance, de politique. Comment croyez-vous que cet aspect s’incarne dans vos œuvres de création ?
Alain Farah : J’imagine que j’essaie de faire tenir ce désir de résistance et de politique a) dans un corps, en fabriquant un personnage d’écrivain qui apparaît dans la sphère publique, et b) dans des textes, par des thématiques liées à la chose sociale, mais surtout par la disjonction narrative et le refus d’un certain régime romanesque qui se limite à la transmission d’une bonne histoire et d’émotions puissantes, au mieux, mais souvent convenues. Entendez-moi bien : je cherche à écrire de bonnes histoires, à donner à mes lecteurs des émotions puissantes, mais aussi à ce que mes livres fassent quelque chose de plus, qu’ils dialoguent avec ce qu’on appelait jadis une « tradition de rupture ». J’aime cette citation de Christophe Hanna, tirée de « Actions politiques/Actions littéraires » : « Lorsqu’un littérateur intervient aujourd’hui, en tant que tel, dans le champ politique, il agit d’une façon tellement conforme aux bienséances du jeu politique que cette intrusion semble ne pouvoir apporter aucune possibilité de changements notables. » Le traitement du politique dans mes livres, je le fantasme sur le mode d’un recadrage. C’est aussi une notion que j’emprunte à Hanna : une certaine littérature opérerait des recadrages du politique, c’est-à-dire des « interventions inopinées et perturbantes qui permettent de voir les enjeux sous une autre lumière, de réinterpréter ce qui est en jeu ». Tout ce travail social se fait dans un après-coup, en décalage aussi avec le commerce des hommes et des femmes, à des lieues de toute forme d’hystérie médiatique. Un ami journaliste me demandait l’autre jour ce que j’aurais à dire, comme écrivain, au sujet de la campagne et des élections qui approchent au Québec. Rien, même si le piège à con électoral n’a jamais été aussi bien tendu. C’est en décalage avec le présent de l’actualité et dans une immense distance par rapport aux institutions techno-bureaucratiques que l’écrivain émulsionne le politique et le désir, qui sont souvent les deux faces d’un même phénomène : la vie avec les autres. La politique politicienne est haïssable, presque autant que le moi.
P : Vous semblez trouver en Gertrude Stein certaines affinités avec votre propre travail ; d’ailleurs, ce numéro contient votre réécriture-traduction de son texte « Sacred Emily ». Beaucoup voient chez elle une tentative formelle sans fondements proprement sociaux ou politiques. Stein est en effet enfermée par un pan complet de la critique dans cet état de modeleuse de la langue sans profondeur. Pour votre part, il me semble que vous essayez d’éviter les pièges de ce « maniérisme froid » (Christian Prigent). Vous vous êtes même reproché certains réflexes similaires dans votre postface à la réédition de Quelque chose se détache du port, où vous disiez regretter d’avoir crypté votre écriture, que vous auriez aimée plus directe. Comment est-ce que l’expérimentation formelle comme geste politique en soi et l’engagement politique concret coexistent, se complètent ou s’opposent dans votre propre pratique d’écrivain ?
AF : La question de l’engagement ou de la résistance, c’est le premier problème théorique auquel j’ai fait face, alors que j’écrivais Quelque chose se détache du port au début des années 2000. La formule de Rancière m’a aidé à me libérer de toute velléité d’engagement véritable : « L’expression “politique de la littérature” implique que la littérature fait de la politique en tant que littérature. » Bien vu pour « Sacred Emily ». Il y a plusieurs mois que je réécris ce poème de Stein, tiré de Geography and Plays (1922), curieusement inconnu même s’il comprend la phrase archiconnue sur la rose rose. J’ai pensé vous envoyer ma réécriture à cause du titre de votre revue. Stein est post. Même si elle surgit au début du siècle dernier, elle est encore à venir. Et elle viendra encore après, car elle était d’avance, ou en décalage, comme toute littérature digne de ce nom. Stein avait écrit son poème pour Amélie Matisse, la femme du peintre. J’ai fait aller mes doigts comme on joue du piano ou de la dactylo, c’est véritablement la manière dont je préfère écrire, laisser mes doigts décider pour moi. C’est toujours par cette jubilation que ça commence. J’ai eu l’idée de ce texte l’an dernier, en faisant défiler mon fil d’actualité. Pétitions, chat de l’un ou chien de l’autre, café crème, beaucoup de café crème, puis tout à coup : la photo d’une femme qui s’appelle Rose. Elle cachait ses yeux avec ses poings et, juste en haut, sur le mur du salon où elle se trouvait, une illustration d’un visage de femme, les yeux cachés par deux roses. Phrase accompagnant la photo : « a Rose by any other name. » Shakespeare, évidemment, cet écrivain du vingt-deuxième siècle. Ça m’a ému. Et le soir même, une amie me parlait du défi que c’est d’élever des gamins quand on est un couple homoparental. Elle a dû utiliser le mot lesbienne, dans la conversation, en tous cas ça s’est déplacé dans un rêve et, vers trois heures du matin, je me suis réveillé en sueur, Stein m’était apparue, m’incitant à remplir le formulaire B3 pour devenir lesbienne. Vous voyez comment tout ça coexiste ? La vie, l’expérimentation dans le langage, la politique de la littérature ? Tout coexiste, sauf peut-être l’engagement concret, comme je le disais tout à l’heure en parlant du piège à con électoral. Ce n’est pas à moi, comme écrivain, à m’engager. L’engagement politique concret, c’est Youssef Charbel qui s’en occupe. Youssef Charbel, le nom de ma personne civile, qui a parfois si peu à voir avec AF. Youssef qui paie ses impôts, qui fait du bénévolat à l’école de sa gamine, qui cultive des roses dans son jardin. Youssef qui a voté pour Valérie Plante.
P : Nous connaissons bien les auteurs qui vous fascinent ou vous occupent le plus : Nathalie Quintane, Olivier Cadiot, Christophe Tarkos, Christian Prigent, disons les éditions P.O.L et Al Dante de façon plus large, les modernistes américains, James Joyce, etc. Qu’avez-vous lu récemment qui vous a marqué et sur quoi vous n’avez pas travaillé, ou du moins pas encore eu la chance de travailler ?
AF : Je reviens de Nancy. J’y ai séjourné avec Jean-François Hamel dans le cadre d’un événement lié aux commémorations de mai 1968. Hamel y présentait Nous sommes tous la pègre. Voici un livre marquant que j’ai lu deux fois plutôt qu’une. Hamel y donne à relire, par le biais de sa propre lecture de Blanchot, la trajectoire de cet écrivain à la fois omniprésent et totalement anonyme, et de ses acolytes du Comité d’action étudiants-écrivains durant mai 68 et les mois qui vont suivre. Un Blanchot à lire politiquement, mais dans l’immanence de son refus: « À rebours d’une tradition philosophique qui conçoit l’acte révolutionnaire comme un geste de fondation, cette multitude acéphale [le comité] affirme sa puissance d’agir sans opérer de conversion institutionnelle de sa révolte, sans instituer un nouvel ordre après la destitution de l’ordre ancien, sans imposer de restriction juridique à la liberté absolue, comme si elle abdiquait sa souveraineté politique. » Ne pas donner naissance à un avenir, ne pas enfanter de quelque chose, d’un sens ou d’un objectif (quand je serai grand, je serai lesbienne) est un problème seulement pour ceux qui refusent au présent sa qualité de présent. Cette « impulsion anarchique de mai » ne peut donner naissance à rien d’autre pour les écrivains qu’à une revendication radicale de l’irréductible espace de liberté qu’est la littérature, liberté de refuser de compter les points, de compter les lecteurs, de participer au débat. Liberté surtout de vivre la politique pour ce qu’elle peut être si souvent, le lieu du désœuvrement de la pensée. Liberté de lire et d’écrire en sachant, et je cite encore Hamel cette fois citant Blanchot, qu’on « sait fort bien que, pour édifier un monde, faire œuvre parmi les hommes, marquer l’histoire, la littérature n’est d’aucun secours. Mais le secret de sa puissance est justement là, dans son insoumission à l’ordre des fins, dans sa souveraineté anarchique, sourde à toute volonté, réfractaire à toute maîtrise, qui rend impossible son arraisonnement à une finalité pratique : “la littérature n’accepte jamais de devenir moyen” ».
P : Vous avez déjà dit ne pas vous sentir très près de la littérature québécoise, que vous avez décrite comme « pacifiée ». Qu’est-ce qui selon vous différencie la littérature française de la nôtre en ce sens ?
AF : J’ai dit ça, moi ? Ça ne m’étonne pas. C’est un conseil que Jean-Marie Gleize m’a donné il y a longtemps : caricature ta position, et développe ensuite quand on cite ce que tu caricatures. Ce qui est sûr, c’est que je ne me sens pas tant étranger aux œuvres québécoises qu’à l’image de la littérature d’ici qu’on aime colporter, agencer, organiser, nationaliser. Cette représentation de la littérature québécoise qu’on trouve dans les anthologies. Une représentation que je continue de trouver insulaire. Ce qui rend la littérature québécoise si spécifique, à mon avis, c’est que, contrairement à bien d’autres littératures nationales, les « grandes irrégularités » y sont considérées comme des épiphénomènes au lieu d’être perçues comme des objets centraux. Je caricature. Hormis ceux qu’on a inscrits au canon (Ducharme), on ne parle presque jamais de ces écritures qui, au-delà de la réalité québécoise, s’attaquent au problème qui consiste à faire partie d’une littérature et à écrire de la littérature. Je suis fier d’écrire de la littérature québécoise si c’est la littérature d’Hubert Aquin, de Victor-Lévy Beaulieu, ou de Nelly Arcan. J’aimerais qu’on définisse la littérature québécoise en se donnant les moyens de voir où surgit la modernité de ses œuvres. C’est peut-être ce que j’envie à la littérature française, mais aussi à la littérature américaine : un patrimoine d’œuvres expérimentales, d’œuvres absolument modernes.
P : Concernant Pourquoi Bologne, vous avez dit : « J’ai passé l’étape où je faisais mes affaires juste pour moi. » Est-ce que vous regrettez parfois ce compromis (si compromis il y a) ? Pourquoi vouloir que « [d]e livre en livre, […] [le] lecteur travaille de moins en moins » ? Est-ce que Pourquoi Bologne n’est pas quelque peu « pacifié », justement, par rapport à vos deux livres précédents ?
AF : Difficile pour moi de poser le même regard que vous sur ces déclarations. Celle au sujet de la littérature québécoise concerne un désir de distinction typique des nouveaux arrivants (si la littérature est un pays). Celle-ci, à propos des lectrices et des lecteurs, répond directement à un certain diktat de l’intelligibilité qui m’ennuyait à l’époque. Difficile donc de situer un premier livre (Bologne) par rapport à un second (Matamore) en le comparant à ce que j’ai pu dire du troisième (Quelque chose), seulement parce que c’est moi qui parlais alors et que c’est moi qui parle maintenant. Céline Dion avait tort : on change, même si c’est vrai qu’on attrape des airs et des poses de combat. Question poésie, la pureté expérimentale des uns m’a toujours semblé aussi risible que le lyrisme niais des autres. Il faudrait s’entendre sur le sens du mot « pacification ». J’ai qualifié Matamore no 29 de roman, mais c’était surtout un carnet de notations au sujet d’un roman que je ne voulais pas écrire, d’une maladie que je ne voulais pas nommer, et d’une mort, celle de Thomas Braichet, à laquelle je ne m’attendais pas. Dans M29, je me moquais de mes velléités avant-gardistes et de leurs dérives masturbatoires, avec cette formule: « l’onanisme ne fait pas des enfants forts ». Je savais et je sais encore mieux, depuis que je m’y suis plongé, que l’art romanesque est un espace de jeu extrêmement riche pour les inventeurs, les bricoleurs, les idiots, les fauteurs de troubles, les affranchis des grandes machines. Woolf. Foster Wallace. Echenoz. Les vingt-quatre images/seconde du roman, la poésie nous les envoie en cartes postales successives. Son message : salut, il fait beau, mais je m’inquiète du gouffre de la représentation. Je m’amuse avec le roman parce que c’est du cinéma. Je fais entrer dans la tête du lecteur des personnages déguisés en phrases, et vice-versa.
P : Selon votre page professionnelle sur le site de l’Université McGill, vous êtes en pleine rédaction de votre prochain livre, « Mille secrets mille dangers, qui porte notamment sur la trajectoire de [votre] père, un chrétien du Moyen-Orient. » Pouvez-vous nous dire rapidement quelle forme prendra ce troisième roman par rapport à vos œuvres précédentes et quand nous pouvons espérer avoir la chance de le lire ?
AF : Je vis dans Mille secrets mille dangers depuis quatre ans, dix mois, et seize jours. Le point de départ est effectivement l’immigration de mon père à Montréal. Voilà le roman que je veux écrire, voilà le roman que j’écris. Roman à propos d’une maladie que je ne veux toujours pas nommer, et d’une autre mort, celle de ma plus grande amie, au sujet de laquelle je veux rester discret. Quand ? Donnez-moi encore un an ou deux.