Comètes

par Nicola Barri

1.
L’immeuble que j’habite est probablement un des plus laids de la création, païenne et religieuse. Un grand ensemble rectangulaire de quinze étages sur vingt pièces en lignes brutales. Des rangées de fenêtres aveugles à la peinture bavant comme du pus aux commissures des paupières. L’infiltration des eaux a gonflé les peintures de toutes parts. Quand je descends du bus, ces boursouflures pesteuses sont autant de chalazions exsangues qui me regardent, pathétiques et enflés. Pour peu que le ciel soit gris, on passe du sinistre au lugubre. Le bâtiment ressemble à une termitière malade et sans reine. Les murs sont criblés d’impacts, par endroits on peut y voir l’intérieur des appartements. Des locataires ont collé du scotch de mauvaise qualité pour faire sparadrap. L’hiver, la température est insoutenable. Rien que l’année dernière, trois anciens sont morts congelés dans leur fauteuil dont le cyclope. La vigie l’appelait comme ça à cause de son œil. Leur cœur tambourinant depuis le siècle dernier s’est arrêté. Nulle part où aller. La télé criait toujours des obscénités. On se colle les uns contre les autres, on porte deux couches de pantalons, deux pulls, des bonnets, on ne se change pas pour conserver la chaleur. Notre bien le plus précieux. On bouge peu parce qu’il paraît que ça brûle de l’énergie ou que ça en mange.

2.
La boîte en carton est gondolée. Difficile de lire les informations nutritionnelles quand l’encre a bavé. Elle est restée des semaines dans le placard humide, près du chauffe-eau, sans que je me décide à l’ouvrir. Autre chose à faire, pas faim, pressé. Je m’efforce de réfléchir à la composition des céréales aux cerneaux de noix. Mais comme je ne sais pas décider seul, je me renseigne sur internet. La fenêtre est restée ouverte toute la nuit, la fraîcheur a soufflé. Je n’invente rien. Pour 100g de noix séchées (sans coquilles), l’énergie en kilojoules s’élève à 2880. 10.8g de glucides, dont un taux de maltodextrine non connu. L’acide caprylique et l’acide laurique obtiennent respectivement un taux de 0 et 0%. Il y a de l’eau (3.13g) et pas d’alcool (0%). Des minéraux aussi nombreux qu’à Pompéi, du magnésium, du phosphore, du potassium, du manganèse, du zinc et d’autres. Quelle curieuse politique de la terre brûlée. Des combinaisons d’ordre bachique ordonnées en tableaux. Des processions mille fois millénaires ont frappé des monnaies, ont ordonné des danses, ont ordonné des heurts. Là une flûte à six trous, une cithare, un buccin ; là des prêteurs, des hauts lieux de saveurs. En tête de cortège, 30μg de vitamine A bêta-carotène et par ordre de succession, une vitamine B riboflavine. Il me reste à vider le lait et laver le bol.

3.
Ce matin-là, Rothko est revenu pour peindre. Le ciel est un carré gris-dense barré d’une ligne rose qui désigne à l’ouest. À l’est, le soleil est en conflit. La chaîne de production est à l’arrêt, les rouages grippés, arrachés à même les machines et les moyeux sur le dos de la bête. Les mains venues sans armes, par nature ou par destination, s’en remplissent les poches, garrottent les pantalons. Quelques élastiques feront l’affaire, des courroies, dans les poches aussi, finalement gonflées comme des nuages. En l’absence d’haruspice, on décrypte le vol des oiseaux. On aimerait voler mais ce n’est que foutaises; on raclera les bords, on risquera la résistance de la peau, on balaiera au râteau de fer. Des comices en hurlent, langue tirée, pendus aux téléphones. Mettez-moi en lien avec, n’avancez que, dites-moi quand, je dois raccrocher, mouvements, restez groupés, chevaux, sabots, bardes, surgissent. La fumée atteint le nombre d’or. Le volume de fumée a réduit les temps morts et n’excède pas le cadre d’action voté par tous. Chacun utilise ses doigts pour coudre le tissu blanc. L’épaisseur forme un autre carré où loger du bétail. Nous, déclarerons sans sourire la peinture désindustrialisée.

4.
Au détour d’une conversation informelle, un Ministre de l’Instruction Publique a confessé: «La terrine de campagne doit être réformée. J’ai mangé chez Fauchon un pâté mélangé dont les bouts de cartilage me sont restés entre les dents. Il faudra consulter sur l’abattage pour réduire la souffrance et les coûts. Si vous aviez vu la vie dans cet œil. Si seulement vous aviez vu. J’ai d’abord cru à une ruse. La pauvre bête tremblait et pleurait une larme dont on n’aurait su dire si elle était d’eau ou de cuir. Sous l’œil bienveillant du Responsable protection animale, j’ai flatté ses flancs, pour la rassurer. Dans la bouverie, la boue nous montait jusqu’aux genoux, si je puis dire. À ce propos, vous n’oublierez pas de signaler au chargé du protocole que mes bottes étaient trop courtes et trop petites. J’ai encore du mal à marcher, voyez-vous, mes pieds me font un mal de chien. Quoi qu’il en soit, sa peau a touché la mienne avec réticence. Mais que ne distingue-t-on pas dans les derniers moments de la vie. Le savez-vous? C’était bouleversant. Figurez-vous que j’ai décidé d’accompagner l’animal jusqu’à la saignée. Nous étions comme liés, elle et moi. Sa peau frissonnait parfois comme la surface d’un lac. Nous étions les deux normes du vivant. Je l’ai fait monter dans la cage de contention où le matador l’a étourdie. Un coup sec de pistolet électrique. Mais elle me regardait encore, avec reconnaissance! Le remerciement humide qu’elle m’a lancé restera gravé en moi comme une signature indélébile. À ce moment-là, elle est tombée, inconsciente. J’ai vérifié son état et me suis fait expliquer que les ruades légères qu’elle poussait n’étaient que des mouvements réflexes. Elle m’avait quitté. Un opérateur s’est approché et a commencé la saignée. Qu’autant de sang coule par une simple incision m’a ravi. Le directeur m’a confirmé que c’est elle qui avait saigné le plus abondamment de la semaine. On sépara ensuite le cuir de la carcasse. Je la regardais encore quand on lui trancha la tête. Mon attaché rua discrètement. Je suis parti à regret. Elle m’était chère.»

5.
Hier, et les mois qui ont précédé, plusieurs espèces déclarées éteintes ont réapparu. Ce n’était pas un système d’éradication la fatigue en plus. Deux questions: peut-on décréter la mort, vivre caché rend-il heureux. Loin derrière l’humour, il y a un plan incliné et glissant. À côté, un plateau qui tremblote, exprès sur son moyeu. Des métaphores qui disent bien ce qu’elles veulent dire: un sentiment incongru au moment de boutonner un vêtement exceptionnel. Ces animaux-là n’ont aucune parenté, ils ne partagent même pas l’horizon, ils sont au nombre de trois. La tortue de Fernandina dans les îles Galápagos (Chelonoidis phantasticus), l’abeille géante Wallace (Megachile Pluto) et la panthère nébuleuse de Taïwan (Neofelis nebulosa brachyura). L’une d’entre elles ne se déplace pas sur des coussinets. En revanche, la première était apparue une dernière fois en 1906, la seconde en 1980, la troisième en 1983. Une éternité n’aurait eu de sens que pour la science. Or, il s’agit bien de reconvertir le temps en indicateurs sans cesse empêchés dans leur croissance. Où se cachaient-ils ? Quelle fin du monde si l’on peut disparaître à son gré ? La théorie des équilibres n’a pas davantage de réalité que l’amertume. Sauf qu’elles ont échappé à tous nos radars, elles n’ont pas pu délibérément nous échapper sans prendre à leur compte nos techniques d’assaut. Il existe un monde parallèle au nôtre où la conviction des espaces a atteint un raffinement hors de proportion. L’Union internationale pour la conservation de la nature identifie certains taxons sans données suffisantes ou «Data Deficient (DD)». 

 

[Enseignant. Poète. Et plein d’autres choses. Pas de publication notoire.]