Au seuil de l’espoir

Au seuil de l’espoir:
la pratique de la lecture comme forme de résistance à l’effondrement

par Marie-Pier Lafontaine

Nous différons, non seulement parce que nous sélectionnons différents objets à partir du même monde, mais parce que nous voyons des mondes différents. (Iris Murdoch)

Je lis. Je lis Michel Foucault, Le sujet et le pouvoir:

Le pouvoir ne s’exerce que sur des «sujets libres», et en tant qu’ils sont «libres» – entendons par là des sujets individuels ou collectifs qui ont devant eux un champ de possibilité où plusieurs conduites, plusieurs réactions et divers modes de comportement peuvent prendre place. Là où les déterminations sont saturées, il n’y a pas de relation de pouvoir; l’esclavage n’est pas un rapport de pouvoir lorsque l’homme est aux fers (il s’agit alors d’un rapport physique de contrainte), mais justement lorsqu’il peut se déplacer et à la limite s’échapper. Il n’y a donc pas un face-à-face de pouvoir et de liberté, avec entre eux un rapport d’exclusion […] mais un jeu beaucoup plus complexe: dans ce jeu la liberté va bien apparaître comme condition d’existence du pouvoir […], mais elle apparaît aussi comme ce qui ne pourra que s’opposer à un exercice du pouvoir qui tend en fin de compte à la déterminer entièrement.

Il me semble impossible à la lecture de ce paragraphe, du moins pour tout sujet ayant expérimenté la terreur d’une relation tyrannique, de ne pas être saisie, voire révoltée par l’impensé traumatique qui gît en son centre: l’esclavage n’est pas un rapport de pouvoir lorsque l’homme est aux fers, mais justement lorsqu’il peut se déplacer et à la limite s’échapper. Ce qui s’ouvre sous cette conception foucaldienne de la relation de pouvoir entre maître et esclave, et que je ne peux m’empêcher d’interpréter à la lumière de mon enfance, ce qui s’ouvre, à la manière d’une plaie, est le gouffre qui subsiste entre l’effroi de sa réalité traumatique, tel qu’il agit sur les corps, les paralyse; tel qu’il enclot la psyché au sein d’une représentation fracturée, impossible du monde; et sa dimension conceptuelle, théorique. La démonstration de Foucault, quant à la dialectique entre pouvoir et violence que donne à lire l’exemple de l’esclavagisme, qui me semble pour le moins antinomique (la victime est enchaînée ou ne l’est pas, la victime est donc libre ou ne l’est pas), et qui trouve peu d’assises dans mon expérience intime d’une relation parentale de type similaire, achoppe à mon sens sur la question de la liberté. C’est-à-dire que le pouvoir de domination du père, lorsqu’il réussit par diverses stratégies réitérées de contrôle et de peur à supprimer jusqu’à la possibilité même de fuite dans l’imaginaire de l’enfant alors que cette dernière n’est ni attachée à un lit ni enfermée dans un placard, relève d’une captivité similaire à la coercition physique, bien qu’elle se situe sur le plan psychique, et abolit de fait même toute notion de liberté. En ce sens, la question de la captivité mentale, en tant qu’elle dérobe la victime de ses capacités d’action tout en lui permettant de circuler dans l’univers social, en tant qu’elle programme une soumission, me semble être un angle mort dans la pensée de Foucault. C’est donc à partir de cet angle mort que je souhaite penser de manière concrète, précise, ce que peut la littérature pour les victimes de violence. Il s’agira d’interroger son apport dans une révolution d’ordre subjective, intime, voire familiale. Évidemment, la littérature ou l’institution scolaire ne peuvent suffire à elles seules à sauver les enfants battus, exploités ou violés du monde. Mais je souhaite amorcer une réflexion sur la manière dont, une fois adulte, la fréquentation de certaines œuvres, qu’elles soient littéraires, cinématographiques ou picturales, en donnant à lire ou à voir une forme d’altérité, peut opérer, à rebours, des déplacements, des brèches au sein de la réalité traumatique, ce qui, ultimement, pourrait mener à des actions concrètes d’émancipation.

***

Je lis. Je lis Judith Lewi Herman, Trauma and recovery. The aftermath of violence: from domestic abuse to political terror:

The methods of establishing control over another person are based upon the systematic, repetitive infliction of psychological trauma. They are the organized techniques of disempowerment and disconnection. Methods of psychological control are designed to instill terror and helplessness and to destroy the victim’s sense of self in relation to others.

Although violence is a universal method of terror, the perpetrator may use violence infrequently, as a last resort. It is not necessary to use violence often to keep the victim in a constant state of fear. The threat of death or serious harm is much more frequent that the actual resort to violence. […] Fear is also increased by inconsistent and unpredictable outbursts of violence and by capricious enforcement of petty rules. The ultimate effect of these techniques is to convince the victim that the perpetrator is omnipotent, that resistance is futile, and that her life depends upon winning his indulgence through absolute compliance.

L’aliénation des enfants, comme un endoctrinement précoce et sectaire, que permet la mise en pratique de telles stratégies coercitives à l’intérieur d’un foyer familial, compromet, freine, d’un point de vue cognitif l’épanouissement spontané de neurones primitivement neutres (Jacques Michel Robert). Puisque la condition même de l’existence de l’enfant dépend d’une soumission absolue à l’autorité parentale (sous un régime de dictature il s’agit d’une question de vie ou de mort), et que cette réponse d’assujettissement, de docilité, aura été «programmée», et ce, depuis un très jeune âge, on peut considérer que les neurones du jeune cerveau ne sont pas seulement détournés pour un temps. Ils sont volés, déprogrammés. (Robert). L’échappée d’une enfant prisonnière d’une prison mentale, surtout si elle se trouve encore à la merci des coups, demeure donc une exception. Et si l’on considère la liberté humaine comme étant une affaire de cerveau, d’inédit dans les représentations, de créativité, une affaire de gestes, d’actions imprévisibles, affranchies des déterminismes sociaux, culturels ou familiaux, l’autorité parentale aura tout intérêt à ce que ne soit pas tolérée, dans l’univers de l’enfant, la présence d’alternatives à sa réalité familiale. De sorte que court-circuiter le formatage et les connections héréditaires, abattre les murs et les barreaux invisibles de la captivité de même que déminer le champ d’action possibles nécessitent que l’enfant, qui aura été arrachée à elle-même, une fois devenue adulte, soit confrontée à une forme ou une autre d’altérité. Une idée de fuite ne pourra naître qu’à cette condition.

***

Je lis. Je lis, je fragmente, je sélectionne, je déplace. Je triche. Hélène Merlin-Kajman. Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, pêle-mêle:

L’expérience de lecture nous montre comment la littérature peut […] arracher une intériorité détruite à son irréalité et son impossible, à son errance dans ce qui est devenu pour elle le non-lieu du corps et du monde, et lui donner un sol en partage.

Ce choc, on pourrait le dire contre-traumatique […] il s’agit d’une sorte d’osmose donnant brusquement forme à l’informe intérieur.

Le partage transitionnel de la littérature […] desserre la pression de la réalité, joue avec les points traumatiques du réel sans les dévoiler crûment, et fait plaisir à proportion du déplaisir qu’elle révoque et déplace. Dans sa grande diversité, la littérature peut alors constituer un médium assez miraculeux qui, grâce aux projections imprévisibles des lecteurs [ou des lectrices], peut faire la jonction entre l’intimité dans ce qu’elle a d’inviolable et l’horizon du commun: elle peut désingulariser sans cesser d’individualiser.

[Les textes] transportent en eux de quoi réparer, ou au contraire, de quoi aggraver le réel traumatique qui circule invisiblement dans le temps.

Ce choc contre-traumatique qu’évoque Merlin-Kajman serait un émoi singulier, celui de l’émotion vive éprouvée au détour d’une lecture qui soudain semble prouver notre existence, nous exposer. Une mise à nue presque identitaire, qui à la fois soulage et effraie. Pour des victimes de violence, ce choc adviendrait à la lecture d’œuvres réussissant à sortir l’horreur de la fiction, de l’inimaginable. Par contre, ce bouleversement, parfois radical, à la manière d’une effraction, un trauma positif (le trauma est toujours le point d’origine d’une nouvelle réalité, puisqu’il siège dans l’intrusion de l’extrême alors que le monde extérieur franchit les limites de son monde intérieur sans préavis), que permettraient certaines œuvres pour certains sujets, aurait davantage à voir avec l’altérité qu’avec une osmose. Je dis trauma positif, en ce que l’altérité littéraire ne s’offre jamais à la conscience du lecteur ou de la lectrice de manière brute, mais toujours-déjà médiatisée par du langage, par le dispositif esthétique de l’œuvre, par ses jeux sur la forme. Le choc causé par ce qui, dans sa rencontre, relève de l’insaisissable, du fuyant, est bordé par la fiction, cette fiction qui met constamment en jeu l’impossible du réel, le relance. De sorte que, plutôt que de désarmer la lectrice, il opère en elle un renversement. Et puisque, à mon sens, il faut chavirer pour (re)devenir sujet, ce renversement dans l’abîme de la détresse, où sera révélé à soi quelque chose de l’ordre d’une vérité sur la souffrance, partagée et partageable – bien que ce soit en sol inconnu –, remet la lectrice en marche dans le monde. Peut-être le choc contre-traumatique dépend-t-il alors de la réduction de la singularité, de la solitude, dont parle Merlin-Kajman, au sens où certaines œuvres réussiraient, tout en jouant avec les points traumatiques du réel, à dévoiler, à éclairer ou à raviver les différences fondamentales entre diverses réalités subjectives, entre soi et l’autre, mais pour mieux, dans un geste paradoxal, en combler l’écart. Ce serait donc à partir des points de contact avec l’altérité que se frayeraient des possibles, que se profilerait autre chose du monde, encore à comprendre, ou même à expérimenter, puisqu’à ces jonctions serait détrônée, ne serait-ce que pour un instant, l’autorité de nos représentations dominantes. Et si la désaliénation politique des individus passe, comme le prétend Yves Citton dans son texte Lecteur à l’œuvre, par une certaine capacité à imaginer des mondes possibles, des réalités virtuelles, ce serait que, par un retournement, nos lectures les plus déterminantes, celles touchant au plus près de nos vécus, qu’ils soient traumatiques ou non, dévoilent la part d’inouï implicite, contenu en réserve, dans tout présent. Non pas nécessairement pour nous dégoûter de ce présent, comme le suggère Citton, mais plutôt pour le décloisonner, pour éloigner ses bords tranchants, que puissent débuter le déploiement symbolique ou concret de ses potentiels. Ces ouvertures de possible, comme des lignes de fuite subversives, me semblent d’autant plus concrètes du point de vue de la motricité cérébrale, puisque la charge émotive que génèrent ces moments particuliers de lecture, comme de micro-commotions émotives, nous permet de les considérer comme autant d’expériences, de vécus. C’est-à-dire que la plasticité synaptique des neurones s’avère être, depuis une trentaine d’années, un fait avéré des neurosciences. Nous savons donc que des modifications peuvent être apportées au système de communication entre les neurones, que des nouveaux circuits peuvent être créés. Et comme l’intégration du vécu est la seule source de modification de ces communications (J.-C. Tabary), ces heurts d’altérité, comme de courts instants de vie détachés, me semblent impacter le sujet, dans sa conception du réel, de manière d’autant plus profonde, significative. D’autant plus qu’un souvenir, toujours enregistré sous forme de traces mnésiques plutôt que dans une forme complète, achevée, nécessite, à chaque remémoration, qu’il soit reconstruit, réactualisé, que les liens soient rétablis, avec ses parts d’erreur, ses trous. De sorte que chaque nouvelle intégration d’événement à la mémoire, en déclenchant des modifications, de nouvelles connexions synaptiques, laisse supposer que le passé remémoré suite à l’accumulation d’événements, même ceux lectoraux lorsqu’ils permettent une saisie intime marquante, différera d’une version antérieure. J’aime bien croire que l’art peut réparer le vivant, neutraliser l’enfance, avec ce qu’elle implique de détournements, de rapts de neurones.

L’altérité, en tant que composante majeure de nos expériences de lecture supposées «émancipatrices», représente la pierre angulaire des pouvoirs de transformation politique ou intime que nous nous plaisons à imaginer à la littérature. Dans le sens où elle rétablirait les liens entre-passibles dont parle Merlin-Kajman. Des liens entre sujets dans ce qu’ils portent de radicalement différents eu égard à des enjeux ou des souffrances d’horizon similaire ou commun. Et au-delà des moments-clés, des moments-chocs, plutôt rares, avouons-le, dans la découverte stupéfiante d’une perspective marginale ou audacieuse, ou simplement extrêmement juste du monde, tout ce qui réussit à détourner ou à contrecarrer nos attendus en faisant à chaque fois effraction dans le tissu symbolique de nos représentations me semble potentiellement générer un surcroît de liberté.

Il va sans dire que cela requiert de pouvoir accéder à des œuvres qui ne rejouent pas, du moins non sans un regard critique ou une distance éthique, les codes des relations de violence qui auront mené à l’aliénation du sujet. Un exemple, pour n’en nommer qu’un seul: la manière dont plusieurs romans policiers, plusieurs films à suspense ou d’horreur invitent le public féminin à incorporer l’image de leur propre cadavre, en leur présentant à répétition des corps féminins mutilés ou brûlés, ne me semble porteuse ni de caractéristiques transitionnelles ni d’un très grand pouvoir d’émancipation, faut-il le préciser.

***

Je lis. Je lis Chloé Delaume. Encore et encore, je lis Chloé Delaume, personnage de fiction, avec à chaque fois la certitude rassurante que les mots seront à leur place. Le cri du sablier:

elle pensait fort à l’extraction sans vraiment savoir comment faire. Si le père est en moi c’est peut-être de partout c’est tellement difficile de le localiser. Pour s’amputer du père où fallait-il sectionner. Pour se délier du père que faut-il trancher sec si ce n’est tout le moi si ce n’est l’être entier.

Puis, plus loin.

J’ai coupé net, papa, le mal à la racine. Et si ce soir enfin tes deux syllabes martèlent c’est que d’avoir fondu tu m’as rendu les mots. Et du Verbe revenu, je peux vivre pour de bon. Mais il ne s’agit pas de vivre, mon père, ma belle charogne, maintenant il faut régner.

Si la réalité est ce qui longe la fleur de la peau, moule le corps, serre autour du cou, à la ceinture (Nicole Brossard) comme un deuxième bord de l’être, à l’extrême limite de nos sens. Elle est, pour des êtres endoctrinés, aliénés, assimilés ou dominés, non pas ce qui règne à l’orée de la conscience, mais ce qui en détermine ses formes, ses contours. Si la réalité pour un sujet a déjà été réduite à ce qu’on lui aura ordonné de croire, au risque d’être tué, ce qui l’aura encadré, à la manière de balises restrictives et scrupuleusement définies par un autre, par son autorité, ce à quoi il aura dû se soumettre: la révolution intime que j’attribue en partie à la littérature, à l’art, tient, à mon sens, à ce que certaines œuvres (peut-être celles-là même où serait mise en scène une survie) parviennent à nous décoller de la réalité, de sa fatalité. Au sens où il ne s’agit pas seulement d’agrandir le champ de nos actions éventuelles, en nous présentant les forces en puissance contenus dans tout présent ou encore d’autres possibles du monde, son inconnu, il s’agit surtout de nous restituer la condition fictive de ce monde. Afin que s’étiolent les pouvoirs de l’autorité, qu’elle soit parentale, institutionnelle, ou politique, celles-là même qui structurent ou modulent notre rapport à l’autre, peut-être faut-il d’abord percevoir en quoi la réalité repose sur des questions d’interprétation, de construction. Et bien que cela puisse sembler d’une évidence abrutissante pour les instruits, les éduqués, dans certains milieux, comme celui d’où je viens, pour certaines femmes que la violence aura retranchées en elles-mêmes, apprendre l’imposture de la réalité, son revers, apprendre que peut-être qu’on nous aura menti, que peut-être y a-t-il des familles où la terreur n’existe pas, des femmes qui ne seront pas mortes d’avoir raconté, constitue une véritable révolution. Et comme ce qui est action dans la vie devient une affaire de geste dans la littérature (Merlin-Kajman), cette révolution à partir de laquelle commencera à être démentie, à rebours, la réalité infantile, me semble troubler les coordonnées identificatoires des lectrices, de même que leurs repères symboliques plutôt que d’en causer l’effondrement total. Ce qui permet de désamorcer le passé tout en maintenant un espoir d’avenir.

***

Je lis. Je lis Yves Citton. L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou culture de l’interprétation?

Une interprétation ne vaut rien d’autre que la communauté qu’elle parvient à réunir autour d’elle. La formule peut toutefois se retourner et indiquer par là même en quoi toute société relève d’une certaine «culture de l’interprétation»: ce sont les interprétations communes qui constituent l’infrastructure symbolique sur laquelle repose toute communauté. Font communauté ceux (et celles) qui partagent – intuitivement – les mêmes interprétations des situations et des discours qui les entourent et les constituent. […] Or la signification, telle qu’elle est médiatisée par le langage, prend consistance à travers les effets de résonance qui s’établissent entre le sentiment intime du sujet et les sentiments que paraît partager une communauté.

 Le rôle à jouer de l’institution universitaire dans la création de communautés interprétatives me semble non négligeable. D’autant plus si l’on provient d’un milieu défavorisé et dysfonctionnel. L’université, en raison de la formation offerte et de la variété de son cursus, deviendra alors un chemin de traverse entre femmes, entre soi et des autrices au socle identitaire tout aussi traumatique. Elle deviendra même, parfois, un premier lieu de sécurité. Puisque je loge les fondations de ma désaliénation familiale dans les pouvoirs de solidarité de la communauté interprétative à laquelle j’adhère, à laquelle je souhaite prendre part, soit celle connectant entre elles les différentes formes de féminisme, il est facile de deviner l’ampleur de l’admiration et du respect que je voue au département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et à ses membres. De même, j’attribue des forces résistantes majeures à la communauté interprétative qui m’aura permis un second commencement (Chloé Delaume). C’est-à-dire qu’elle me semble, au-delà du partage d’un commun, au-delà de la manière dont elle peut orienter ou valider nos conceptions intellectuelles ou émotives, nos interprétations de situations fictives ou réelles, elle me semble, d’un point de vue plus concret, former, selon l’autorité que chacune lui attribue, un filet symbolique, un outil de résistance à l’effondrement psychique lors d’actions concrètes d’émancipations ou de révoltes. Au sens où elle pourrait soutenir, dans l’arrière-fond de nos motivations, de manière consciente ou non, le poids de nos décisions, de nos actions les plus drastiques, les plus radicales, celles qui bouleverseront notre monde de manière permanente, avec tout ce que ces actions nous font encourir de risques. Elle me semble pouvoir contenir toute la violence, toute l’intensité du passage à l’acte. Je pense, entre autres, au prix de la liberté. Le prix de la liberté des femmes. Nous n’en parlons pas souvent. Il m’aura fallu me déserter, être infidèle à ce qui [m’]a été non pas transmis par amour mais ordonné, psychiquement, généalogiquement, sous peine de destitution. J’ai dû me défaire de mes codes, mes appartenances, ma lignée et quitter l’assurance d’une familiarité sans fracture (Dufourmantelle) pour survivre. Et la lecture en ce sens représente bel et bien une stratégie de résistance à l’effondrement, puisqu’elle vient nourrir, complexifier, nuancer, remettre en question la communauté interprétative à laquelle je m’identifie, sorte de racines identitaires de substitution. S’il est vrai qu’on ne lit jamais seule, il est tout aussi vrai, lorsqu’on est féministe, qu’on n’agit jamais seule.

***

Je lis. Je lis, je m’accroche, je tiens. Frédéric Boyer. Là où le cœur attend:

Contrairement à l’idée reçue, l’espérance ce n’est pas vivre dans un autre temps, un «à venir», mais bel et bien habiter de façon radicale le maintenant comme événement.

Et:

Espérer, c’est ainsi rendre une dignité à notre situation de détresse en l’absence d’action visible.

Je ne crois pas qu’aucun texte ni aucune œuvre ne possède en soi, de manière intrinsèque, des potentiels de désaliénation qu’il suffirait à n’importe quelle lectrice d’activer. Je n’y crois pas. Pas dans la mesure où je relie ces potentiels au choc contre-traumatique, pas dans la mesure où je considère que ces instants de saisie intime, émotifs, dépendent d’un rapport à l’altérité, en ce qu’elle tisse un lien entre détresses, non pas pour les conjurer ou les comparer, mais pour attester de leur existence réciproque. Ce qui constitue l’altérité varie nécessairement d’une lectrice à l’autre, car notre rapport au réel relève d’effets de mémoire, de vécu, de traumas, de fiction. De la même manière, ce qu’on imagine comme étant l’autre du monde, son possible, sa virtualité diffère d’une lectrice à l’autre puisque nous voyons des mondes différents. Ce en quoi je crois cependant, à la manière d’une certitude, d’une conviction d’ordre identitaire, est que là où se donne à lire la survie, pour les lectrices qui auront expérimenté au plus près du cœur la déchirure du monde, survient quelque chose qui serait de l’ordre d’une espérance. Et même si, paradoxalement, la question de l’espoir ne trouve à se poser que dans son manque, son absence, une fois le pied posé au bord du gouffre, où plus aucune action ne semble visible, suffisante, l’espérance me semble tout de même contenir, en son creux, l’amorce d’un geste, un désir, une pulsion d’avenir. Son pouvoir d’affranchissement tient donc de sa lucidité totale par rapport au présent, au maintenant, où plus rien ne semble apparaître, hors sa vérité nue. La lecture ou le visionnement ou l’écoute d’une œuvre mettant en scène de manière explicite ou implicite la survie d’un sujet féminin éclairerait donc en amont du gouffre, comme de petites lucioles, la survie en elle-même. Peut-être, au fond, la seule folie du désespoir est-elle de croire au vide.

 

[Marie-Pier Lafontaine est doctorante en études littéraires à l’UQAM, sous la direction de Cassie Bérard. Quelques-uns de ses textes ont paru dans les revues ViragesLe piedCavaleCaptures, de même que dans les revues Postures et Voix plurielles. Chroniqueuse littéraire à l’émission de radio Libraire de force à CIBL, Marie-Pier est aussi directrice éditoriale pour le site QuartierF.org.]