par Hervé Bouchard
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Au Salon des Abrasifs, l’acteur s’entraîne à tomber des nues.
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Il n’y a pas d’homme ni de langue, il n’y a pas non plus d’endroit. Il y a la parole qui donne à ces sortes de choses leur gravité.
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La parole plus légère que les cendres au vent. Comme elles tombent pourtant.
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L’égarement n’empêche pas les endroits.
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Dites les choses en parler fautif. Dites-les de la seule manière qui les rende possibles. Autrement elles s’évaporent.
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Elles s’évaporent.
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La langue est une partie du corps de l’acteur.
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Je la tiens de ma mère, dit l’acteur. Regarde la langue de ma mère, elle est large et rouge et mouillée et toute crevassée. Donne ta langue, Maman. Regarde, on dirait une bavette lourde et gorgée, martelée avec rage trop longtemps, à l’attendrisseur. Mais elle ne saigne pas, et, bien qu’elle semble molle, elle est coriace comme le cuir d’un fouet. Elle a l’aspect d’une vieille langue usée par le vinaigre et le sucre et le sel et la pointe des cailloux et le feu des épices. Elle était pourtant comme ça dès l’enfance.
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Regarde ma langue, dit l’acteur. Elle est large et rouge et mouillée et toute crevassée. On dirait une bavette lourde et gorgée, martelée avec rage à l’attendrisseur trop longtemps. Mais elle ne saigne pas, et, bien qu’elle semble molle, elle est coriace et elle est rigide comme un poisson mort de froid. Et pourtant elle vit.
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La langue est le corps de l’acteur.
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L’acteur ne se demande pas quoi raconter, il n’a pas ce choix. Il raconte ce qu’il raconte, il prononce les mots qui lui passent au travers, il ne les choisit pas ni ne choisit l’histoire où il joue son rôle.
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Au repos, l’acteur est un misérable, un rampant, une traînée. Il n’y a pas plus bas que l’acteur.
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L’acteur n’est pas libre, il ne choisit rien. Tout ce qu’il peut, c’est dire oui au conte qui vient. S’il dit non, il ne sera pas, tel est son choix, c’est conte ou meurs.
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Quand il s’avance pour parler, l’acteur est vide, il est perdu, il ne sait pas ce qu’il fait là, il donnerait tout ce qu’il a pour être ailleurs. Et pourtant il reste là.
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Il ne peut pas s’en aller.
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S’en aller, c’est le contraire de s’en sortir.
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Le drame toujours autour d’un objet dont l’acteur ne peut parler et constitue pourtant tout son dire.
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Faites la danse du gémissement et du forçage, on va commencer.
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Au moment de parler, l’acteur perdu dans le silence que le regard lui oppose.
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La marde est l’objet du drame, il n’y en a pas d’autre.
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Le drame, c’est la figure étendue de la marde.
Le québécois le dit.
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La tragédie, c’est l’histoire de la découverte de la marde à l’intérieur de soi. La comédie, c’est le dépatouillage de soi dans la marde.
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L’acteur porte en lui-même la promesse de sa mort proche. L’acteur porte en lui-même sa marde. C’est son drame et c’est son action. L’acteur : celui qui agit.
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Comme le dit Aristote, l’acteur est celui qui fait sur scène.
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Sur le métier remettre son ouvrage.
Enfin, au moins vingt fois.
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L’acteur révèle en parlant ce que le spectateur a de plus secret. C’est pourquoi il inquiète. Il inquiète surtout celui qui croit tout savoir de lui.
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L’acteur est celui qui procure au spectateur la sensation de n’être pas vu et, partant, le sentiment de pouvoir tout dire.
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L’acteur finit toujours par révéler au spectateur qu’il est son père.
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Son spectacle est impardonnable.
[Hervé Bouchard est l’auteur de plusieurs ouvrages publiés chez Le Quartanier et La Pastèque, dont Parents et amis sont invités à y assister (Quartanier, 2006), pour lequel il a reçu le Grand prix du livre de Montréal, et Harvey (Pastèque, 2009), qui lui a valu un Prix du Gouverneur général. Il enseigne les lettres au Cégep de Chicoutimi.]